MONTREAL / CANADA
Le Musée des beaux -arts de Montréal déploie une vaste rétrospective consacrée à l’inventeur de l’art en mouvement. Celle-ci montre en particulier l’apparence du cirque dans sa démarche.
Montréal. S’il fallait un prétexte, il est vite trouvé : à l’occasion de l’Exposition universelle de 1967, Alexander Calder (1898-1976) a réalisé pour la ville de Montréal une sculpture monumentale : Trois Disques, rebaptisée « L’Homme » par les habitants de la ville canadienne. Mais est-ce bien nécessaire de trouver un prétexte pour mettre à l’honneur un créateur dont l’art a transformé radicalement notre façon de regarder la sculpture en ronde-bosse ? Il faut en revanche beaucoup de finesse et d’imagination pour présenter un artiste qui a eu droit à toutes les institutions les plus prestigieuses – une très complète rétrospective au Centre Pompidou et une autre, plus récente, à la Tate Modern de Londres.
De fait, plus qu’avec n’importe quel autre sculpteur, c’est la scénographie qui joue le rôle principal dans la réussite d’une exposition de Calder. Sans doute, jouer sur le rapport entre les volumes et l’espace est une évidence pour une manifestation qui traite de la sculpture. Sauf qu’avec Calder, le vide n’est plus là uniquement pour figurer une absence de matière dans un corps ou pour signifier l’espace, il devient une part essentielle de l’œuvre. À l’opposé de l’univers figé et immuable de la sculpture inscrit dans la durée et dans la dureté, les travaux de l’artiste américain, des formes et des masses délestées de leur poids, semblent léviter. Le mérite principal du parcours proposé à Montréal est de montrer le processus créatif de Calder d’une manière claire sans être simpliste.
Tout commence modestement. Quelques travaux d’enfance (sa mère était peintre et son père, un sculpteur connu, bricoleur de génie) rappellent qu’il fabrique déjà jeune de petits animaux à partir de feuilles de laiton. Puis, il suit une double formation : l’une, d’ingénieur en génie mécanique et l’autre, artistique, à l’Art Student League de New York. Il faut croire que l’apprentissage scientifique a servi celui qui va inventer des machines « d’inutilité publique ». Mais surtout, qu’il s’agisse des dessins faits pour la National Police Gazette en 1925 ou de ses célèbres « Mobiles », l’œuvre sera traversée d’un bout à l’autre par le mouvement.
C’est au cirque que Calder va trouver son inspiration, en y dessinant inlassablement les différents numéros des acrobates. Comme souvent, les dessins d’un sculpteur révèlent déjà l’importance accordée aux considérations spatiales ; et l’artiste se place tantôt en haut des gradins, tantôt sur la piste, tirant profit de la structure spécifique du chapiteau. Qui plus est, à la différence du théâtre traditionnel fondé sur la narration, le cirque, muet par définition, a fait le choix du langage du corps. Le spectacle, qu’il propose, suspend momentanément les lois de la gravitation et permet diverses combinaisons de masses. Montrer sous tous les angles les enchaînements les plus vertigineux, développer des trajectoires qui traversent l’espace ovale ou circulaire, visualiser le mouvement, tel est le but du cirque, et celui de Calder. Ici, deux toiles que l’on voit rarement, Le Trapèze volant [voir illustration ci-dessus] (1925) et Scène de Cirque (1926), illustrent parfaitement ce spectacle ludique. Son mini-cirque sera développé à Paris à partir de figurines en fil de fer, souples et maniables, qui se déploient dans les airs. Acrobate ou danseuse, lion ou écuyère, éléphant ou dompteur sont immédiatement reconnaissables malgré l’absence de précision anecdotique. « C’est en fil de fer que je pense le mieux », écrit l’artiste à sa sœur.
Dans une galerie ou, plus souvent, chez un particulier, Calder monte le « chapiteau » avec son mât, son filet et sa piste, tend les cordes, tandis que les invités se placent sur des bancs ou des sièges distribués tout autour de cette « arène » improvisée. Régisseur infatigable, d’une représentation à l’autre, l’artiste manipule ses « acteurs », ajoute de nouveaux personnages et met en scène un mouvement incessant sur un fond musical mêlé aux coups de cymbales et aux claquements du fouet. Pour Elizabeth Hutton Turner, spécialiste de Calder et co-commissaire ici avec Anne Rice, il s’agit des premières performances connues. Quoi qu’il en soit, quand le manque de gravité est souvent assimilé à une insuffisance artistique et que l’humour est taxé du superficiel, le cirque de Calder, souvent accusé de n’être qu’une œuvre pour enfants, invente l’esthétique de la légèreté.
On connaît la suite. L’artiste conçoit ses « Mobiles », terme inventé par Marcel Duchamp pour qualifier une de ses premières œuvres motorisées. Puis, réalisées en fer ou en acier, les structures abstraites aux trois couleurs primaires sont accrochées au plafond par des fils invisibles.
Au cœur de l’exposition, dans une salle lumineuse, un ensemble de ces travaux disposés avec un rare raffinement forme un espace poétique exceptionnel. Ces constellations flottantes d’une géométrie irrégulière se tiennent dans un équilibre précaire ; elles oscillent entre phénomènes biologiques cristallisés dans la matière et signes calligraphiques en provenance d’un abécédaire secret et fantasque. Sculpture ? Installations ? Tout simplement des structures d’une liberté plastique totale ou, comme le formule Calder, des objets sculptés dans l’espace pour éviter de raconter des histoires.
(*) Dans l'édition du Journal des Arts n°510, nous avons écrit par erreur le nom d'Anne Rice au lieu d'Anne Grace.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°510 du 2 novembre 2018, avec le titre suivant : Calder fait son cirque