Avec « Les Lutteurs », Courbet a hissé la représentation d’un sport populaire au rang des beaux-arts. Peu après, la figure de l’athlète deviendra l’archétype du nu masculin.
Ornans (Doubs). Au Salon de 1853, Gustave Courbet (1819-1877) ambitionne de frapper un grand coup avec deux tableaux de nus réalistes dignes de l’antique, Les Baigneuses et Les Lutteurs. Pour l’exposition qu’il présente dans le cadre de l’« Olympiade culturelle » (dans le cadre des Jeux olympiques Paris 2024), Benjamin Foudral, directeur et conservateur du Pôle Courbet, est parti de ces Lutteurs bien que leur prêt par le Musée des beaux-arts de Budapest (Hongrie) soit impossible. L’absence du tableau, reproduit grandeur nature, n’obère en rien la démonstration menée à travers plus de 200 œuvres, objets et documents, avec le concours des deux commissaires scientifiques, Jérémie Cerman et Thierry Laugée : Les Lutteurs marquent le début d’un profond changement de la représentation du nu masculin à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Cette nouvelle perspective justifie largement le label « Exposition d’intérêt national » accordé par le ministère de la Culture.
En comparant le tableau de Courbet avec la photographie qu’en a fait réaliser le peintre par Victor Lainé en 1853, on réalise que le fond a changé : si le lieu dans lequel les protagonistes sont représentés reste l’hippodrome des Champs-Élysées, la version initiale montrait de grands calicots où étaient inscrits leurs noms et surnoms : « Pierre Maison lutteur de Paris » et « Marseille le Meunier de Lapalud ». Non content de faire du chic hippodrome du second Empire l’arène d’un sport alors prisé par les classes populaires, le peintre a construit son tableau comme une affiche où apparaissent au premier plan les deux hommes brossés dans un réalisme rugueux. Eugène Delacroix, qui a vu l’œuvre en l’absence de Courbet, a noté dans son Journal qu’elle confirme « l’impuissance dans l’invention. Le fond tue les figures ». Lui qui, à l’époque, se préparait à peindre La Lutte de Jacob avec l’ange à Saint-Sulpice sous la forme d’une chorégraphie évoquant la Renaissance maniériste, n’a pas compris l’incroyable provocation qui consistait à exposer au Salon une affiche pour le sport considéré comme le plus vulgaire du moment.
La suite du parcours montre que Courbet avait ouvert les vannes : le motif des lutteurs contemporains ne fait plus scandale en 1875, quand le tableau Lutteurs d’Alexandre Falguière rend compte d’un sport désormais apprécié des artistes, des intellectuels et des mondains. Delacroix a pourtant gagné : l’effort violent, la douleur, la brutalité de l’affrontement que l’on voyait chez Courbet laissent désormais la place à la beauté du geste et à l’harmonie des corps. C’est que la gymnastique est à la mode : depuis Hippolyte Triat qui avait ouvert dans les années 1840 à Paris un gymnase où se pressaient les élites masculines, des entrepreneurs ont créé des salles de sport, préfigurant celles que nous connaissons aujourd’hui. L’Allemand Eugen Sandow (1867-1925) et le médecin français Edmond Desbonnet (1867-1953) impulsent un mouvement visant à régénérer l’état physique des populations dont la perversion conduira les régimes totalitaires du XXe siècle à pratiquer l’eugénisme. Desbonnet équipe les salles qui portent sa marque (que les particuliers peuvent aussi installer chez eux) de poids, haltères, élastiques Sandow, vélos fixes et miroirs. Avec ses revues, il distribue en bonus des photos d’athlètes et fait la publicité des sculptures, moulages de membres musculeux et vues stéréoscopiques de grandes figures du culturisme dans des poses à l’antique, des sculptures et images qu’il produit et vend. Faisant appel aux artistes, il promeut ainsi un canon physique masculin qui devient la norme. La dernière salle du parcours décrit ce star-systemà travers les affiches vantant les combats de lutte et de catch – le MMA de l’époque – et les spectacles donnés par l’haltérophile Apollon ainsi que le film consacré au champion olympique Charles Rigoulot (1903-1962).
« La lutte, un sport viril ? », ainsi qu’est intitulée une séquence du parcours, interroge les stéréotypes sur les corps puissants : « Les lutteuses apparaissent vulgaires, caricaturées et sexualisées dans le monde de l’art », précise le panneau de salle. Nombre d’artistes, Maillol en tête, ont érotisé les lutteuses. Or il faut bien reconnaître que la même charge homoérotique s’observe dans nombre de représentations de lutte masculine, à commencer par le célèbre groupe sculpté de la Rome antique, Les Lutteurs. Si le nu féminin est largement étudié par l’histoire de l’art, tel n’est pas le cas du nu masculin, peut-être en raison de la persistance de codes archaïques de la virilité. Cette exposition devrait permettre de repenser le sujet et d’ouvrir la porte à un nouveau domaine des études de genre.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Beaux comme l’antique