Une exposition rétrospective itinérante montre un artiste américain, californien d’adoption, éminemment politique, engagé et moral devant les enjeux de son temps : le racisme, le sexisme, etc.
L'art d’Edward Kienholz est de ceux qui donnent des cauchemars et, parfois, mauvaise conscience. Il est brutal, aussi brouillon que raffiné, angoissant et oppressant. Un tel préambule pourrait plutôt rebuter le visiteur tant le corpus de cet artiste disparu en 1994 est agressif, jamais neutre et facile à regarder. Mais c’est pour notre bien. Kienholz était un artiste moral, engagé jusqu’au bout des ongles pour exprimer sans ambiguïté sa haine du racisme, du sexisme, de la religion et des malversations politiques. Et le pouvoir de ses œuvres, qui reviennent dans la lumière à la faveur d’expositions, reste intact.
Au spectateur de prendre parti
La rétrospective qui va faire escale au Musée Tinguely de Bâle à partir du 22 février prochain après une première étape tonitruante à la Schirn Kunsthalle de Francfort constitue d’ailleurs un vrai défi. Car cet art de la mise en scène est compliqué à montrer, les dispositifs plus ou moins complexes, assurément encombrants et bringuebalants, foisonnent d’éléments et d’objets. De plus, la visite demande une forme d’engagement réel de la part du public. Décrypter une œuvre prend du temps, surtout quand celle-ci aussi est exigeante, d’un point de vue visuel et éthique.
Voir du Kienholz occupe longtemps l’esprit, mieux vaut être prévenu. Des années 1960 indignées et clairement autobiographiques, on retrouvera The State Hospital (1966), mauvais souvenir d’un job étudiant dans un hôpital psychiatrique aux méthodes curatives contestables, et The Eleventh Hour Final (1968), véritable pamphlet visuel contre la guerre du Viêtnam. L’exposition fait aussi la part belle aux grandes installations des années 1980 réalisées en collaboration avec sa dernière femme, Nancy Reddin Kienholz, qui continue de veiller sur l’œuvre de son défunt mari. The Jesus Corner (1982-1983) s’en prend à la religion tandis qu’un groupe d’œuvres analyse l’exploitation sexiste de l’image de la femme. Enfin, les minorités – afro-américaines et autochtones – offrent le sujet sensible de Claude Nigger Claude et du Potlatch, deux œuvres de 1988.
Dans une exposition consacrée au corpus de Kienholz et de Nancy Reddin Kienholz, le spectateur doit ainsi savoir faire des choix, prendre position, sortir du confort de son statut et se mouiller un peu. Nous aussi, nous avons pris parti, en choisissant cette œuvre intitulée : The Pool Hall (1993).
1- Un théâtre mix d’objets réels
C’est en s’inspirant des crèches de son enfance puis du tableau vivant, divertissement en vogue à la fin du XIXe siècle, que l’artiste s’est mis à composer ses « tableaux » en 1962. D’ailleurs, il aimait se considérer comme peintre davantage que comme sculpteur. On retrouve logiquement dans chaque installation de la peinture appliquée avec un certain expressionnisme. Influencé par ces assemblages faits de matériaux récupérés, Kienholz a créé son tout premier, Roxys – aujourd’hui joyau de la collection Pinault –, une réplique d’un bordel des années 1940 à Las Vegas. Il n’est pas étonnant que cet art ait vu le jour à Los Angeles, capitale du cinéma et du faux-semblant où Kienholz s’installa dans les années 1950. Il a toujours privilégié des univers glauques avec pour cadre de prédilection des lieux clos, secrets, des bars aux comptoirs poisseux, sombres et mal famés. Le tableau vivant qui emprunte son échelle au réel ne cache pas ici son caractère composite, mixant photographies, meubles de brocante, mannequins et moulages. Il est le théâtre d’un monde violent devant lequel le spectateur est interpellé, plus encore lorsque l’installation se compose d’une pièce fermée que l’on peut regarder par une fenêtre. Effet voyeur garanti, tout comme la sensation de devoir se présenter à la barre comme témoin.
2- Faits divers : une Amérique plouc
Lorsqu’on est confronté au Pool Hall, on ne peut s’empêcher de penser au film Les Accusés (1988) dans lequel Jodie Foster interprétait une jeune femme paumée, violée dans le coin d’un bar pourri, une histoire inspirée d’un fait divers advenu en 1983. On retrouve dans l’œuvre de Kienholz ce machisme, ce racisme primaire et cette même délinquance minable dénoncés par le film. L’artiste aimait donner une utilité sociale à ses œuvres et n’hésitait pas à s’emparer de l’histoire, petite ou grande.
Ici, on ignore si l’histoire s’inspire d’un fait réel, mais les deux joueurs incarnent assurément une Amérique « plouc » avec leurs sweat-shirts d’une équipe du Wisconsin et des masques couronnés de bois de cervidés. Un troisième protagoniste est représenté par une photographie : il est noir, exclu de la scène par son statut d’image et témoin muet. Racisme ordinaire. La femme est victime et objet : la carnation de son corps sans tête détonne d’autant plus que les acteurs sont comme recouverts de poussière. Quant à son sexe qui sert de poche, il est d’un rouge incandescent. Enfin, une image de femme impavide complète ce huis clos étouffant. Coupables, victimes, témoins ? Comme souvent chez Kienholz, le spectateur va devoir douloureusement attribuer les rôles.
3- Le sexe du féminisme
Même avant de rencontrer Nancy Reddin au début des années 1970 – qui deviendra par la suite sa femme et partenaire de travail –, Edward Kienholz défendait la cause féministe. Ses œuvres prenaient déjà parti pour le droit à l’avortement comme dans The Illegal Operation (1962), mise en scène dénonçant les conditions sordides des avortements clandestins. Back Seat Dodge (1966) relatait la douloureuse expérience du dépucelage d’une jeune fille par son partenaire, ivre sur la banquette arrière d’une voiture, un souvenir autobiographique apparemment. Puis, dans les années 1980, le thème même des femmes allait monopoliser plusieurs œuvres majeures dont The Bronze Pinball Machine With Woman Affixed Also (1980), figure centrale des « Kienholz Women » encore appelées « Berlin Women ». À un flipper Playboy exubérant et clignotant était apposée une paire de jambes en bronze ouverte sur un sexe féminin. Une longue observation du comportement des joueurs avec ce « jouet » avait amené Kienholz à imaginer cette sculpture agressive et dénonciatrice de la banalisation de l’image hypersexuée de la femme. Viol, misogynie, exploitation du corps féminin, sexe, ces différents sujets se sont imposés avec la religion comme les thèmes centraux de ses dernières œuvres dont The Pool Hall. Victime, femme-objet, image, la femme y est malmenée pour mieux dénoncer son instrumentalisation.
4- L’autodérision : pères et fils de kienholz
Dans les tableaux de Kienholz, il y a de la morgue d’Otto Dix et son regard sans complaisance sur ses semblables, et aussi de l’ironie satirique de Duchamp et son Étant donnés. Kienholz est leur héritier. Il s’est donné pour mission d’épingler les travers de ses contemporains américains. Ce sens du devoir, il serait d’ailleurs à chercher davantage du côté des cris de Dada que de l’amusement des surréalistes à qui il emprunte pourtant le goût des mannequins et des saynètes.
Kienholz a paradoxalement un vrai respect de la sous-culture, du talent vernaculaire de cette Amérique rurale qu’il préfère à la bourgeoisie. On peut lui reconnaître comme fils spirituels à tendance grand-guignol un autre Californien d’adoption, Paul McCarthy, tout comme les Allemands Jonathan Meese et John Bock. Toutefois, tous affichent un goût pour la destruction que ne partageait pas Kienholz, soucieux de fixer des moments pour l’éternité. D’ailleurs, n’est-il pas momifié, assis sur le siège avant d’un coupé Packard de 1940, dans un cabanon de chasse avec les cendres de son chien Smash dans l’Idaho ? Un goût pour les collisions temporelles qu’on retrouve dans The Pool Hall et ses différents degrés de représentation comme autant de moments et de situations contractés en une seule rencontre. Le sens de l’indignation et de la provocation des œuvres de Kienholz a la faculté de ne pas s’altérer avec l’âge
1927
Naissance à Fairfield, aux États-Unis.
1953
S’installe à Los Angeles.
1957
Ouvre la Ferus Gallery où il expose sa première réalisation importante : George Washington devant sa charrue.
1962
Premier « tableau vivant ».
1972
Début de sa collaboration avec sa femme Nancy Reddin.
1994
Décède à Hope, dans l’Idaho.
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Arrêt sur image : Edward Kienholz, un homme en colère
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Abonnez-vous dès 1 €Infos pratiques. « Kienholz. Les signes du temps », du 22 février au 13 mai 2012. Musée Tinguely de Bâle. Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 18 h. Tarifs : 12 et 8 €. www.tinguely.ch
Pourquoi au musée Tinguely”‰? Parcequ’Edward Kienholz avait cosigné avec l’artiste suisse,
en 1966, le « tableau » The American Trip présenté dans l’exposition de Bâle.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°643 du 1 février 2012, avec le titre suivant : Arrêt sur image : Edward Kienholz, un homme en colère