L’artiste le plus célèbre du XXe siècle fut aussi un maillon complexe de l’histoire de l’art du XXe siècle. Le Grand Palais donne l’occasion de le vérifier et place l’œuvre de Warhol sous le signe du portrait. Un événement.
L'an passé, juste avant la nouvelle salve de publications attendue pour 2009, paraissait Warhol Spirit, un stimulant essai graphique taillé dans la langue warholienne (éd. Grasset, www.warholspirit.com). Warhol, l’homme de verbe et de langage plutôt que d’image. L’ouvrage, signé Cécile Guilbert, entrecoupe ses analyses de listes – expositions, superstars, boyfriends, assistants, émissions de télé, films… – évoquant au passage le goût de la cadence, de la neutralisation et de la série soigné par l’artiste.
Au chapitre Interview, showbusiness, télévision, l’auteur relève quelques fulgurances warholiennes distribuées au cours de ses entretiens avec un impeccable sens de la trappe, du leurre et du paradoxe. « Ces fameux aphorismes, écrit-elle, rabâchés partout qui ont alimenté des générations de critiques paresseux : “Je voudrais être une machine” ; “Tout le monde peut faire ce que je fais” ; “J’aime les idoles en plastique” ; “Mon but dans la vie c’est d’avoir une piscine à Hollywood” ; “Je crois aux lumières tamisées et aux miroirs truqués” ; “Je crois à la chirurgie esthétique” et, surtout, le plus connu : “Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, contentez-vous de regarder la surface de mes peintures et de mes films et de ma personne, c’est là que je suis, il n’y a rien derrière”. » On y ajouterait : “J’aime être la bonne personne au mauvais endroit et la mauvaise personne au bon endroit” ; ou encore “J’irais même à l’inauguration d’une cuvette de WC”, et peut-être “Je n’avais aucune raison de faire tout ça, rien qu’une raison de surface”.
De surface, il est question plus que de verbe dans la grande messe warholienne organisée au Grand Palais. Et pour cause. Alain Cueff, exégète et passeur de l’artiste en France, réexamine son « grand monde », son panthéon, en replaçant le portrait au cœur du programme warholien. Réactualisation d’un genre proscrit par le XXe siècle, goût du dollar, de la surface, apologie du vide, promesses cyniques d’éternité, humanité mise à nu, encyclopédie postmoderne, prétexte à peindre, on a tout dit, tout écrit quant au genre qui occupa Warhol durant vingt-six ans. Des Jackie aux Skulls, de 50 Marilyn × 2 aux transsexuels noirs de Ladies and Gentlemen, en passant par les autoportraits qui hantent l’ensemble du parcours.
Travaux de commandes
Qu’en est-il cette fois ? « Cette galerie de portraits, prévient le commissaire, où se reflètent l’incrédulité et la surprise d’exister, inverse le centre de gravité de l’œuvre de Warhol : ce n’est pas celle d’un observateur de la nature morte, où l’image est comprise comme un objet, mais celle du peintre de la vie d’un grand monde moderne. » Un monde moderne que Warhol examine avec les outils de son époque – photographie, sérigraphie, images de presse, de cinéma et de publicité –, mais va prendre à rebours l’orthodoxie esthétique du moment.
Quand dans les années 1970 aux États-Unis, il réalise de grands portraits carrés et chatoyants, quand il peint pour qui le lui demande têtes couronnées et stars de basket, la logique pop du banal semble déjà loin. L’heure est à l’enjeu conceptuel, à la grammaire minimaliste et à l’engagement théorico-politique. Mais Warhol persiste et signe à tour de bras. Le portrait de commande sera sa principale source de revenus. Une méthode de travail bien rodée, dans la plus pure tradition du genre historique. À la manière de John Singer Sargent (1856-1925), dernier portraitiste du siècle ?
Le portrait fait irruption en 1962. Après les photographies préexistantes utilisées pour Marylin (1962) ou Jackie (1964) comme autant de répétitions flamboyantes du flux morbide médiatique, après les photomatons – tentés pour la collectionneuse Ethel Scull en 1963, Bobby Short ou pour lui-même – Warhol trouve en l’appareil Polaroid Big Shot l’outil idéal. Dès lors, les techniques vont se sophistiquer et se rationaliser sur un mode quasi industriel. L’art devient une activité stable.
Un protocole, toujours le même
Dès le milieu des années 1970, une fois le portrait programmé, se joue une cérémonie parfaitement réglée. Dans le cas où le contrat s’exécute à la Factory, « trois ou quatre Big Shot et des paquets de pellicules Polaroid 108 sorties de leurs boîtes étaient préparés sur le bureau Art déco en bronze et marbre noir », rapporte celui qui fut son producteur télé, Vincent Fremont. Parfois costumé, installé sur fond neutre monochrome, le modèle est maquillé d’un fond de teint blanc spectral et indulgent : ni rides, ni défauts, ni accidents, le visage est déjà image, prêt à recevoir couleurs et beauté. Mieux encore, il ressemble déjà à un dessin, réduit à ses traits. La pose est cruciale, cigarette, mains, cheveux, réglages et prises de vue répondent à la même nécessité de « paraître beau ». Comme un échange d’auras.
Après une centaine de prises, Warhol sélectionne. Le Polaroid est envoyé au labo avec des instructions de recadrage en gros plan, agrandi et transféré sur un écran de soie, avant d’être imprimé sur une toile. Comme un nouveau maquillage exécuté à la peinture par Warhol.
Faire le portrait de la société
Petites toiles de petit format assemblées en damier, diptyque associant le portrait à un monochrome – « ça doublait le prix des peintures » – ou séries, le format se standardise à partir de 1970 et sera presque toujours de 101,6 × 101,6 cm. Une manière de leur faire bâtir un grand tout. « Tous mes portraits doivent avoir le même format, pour qu’ils tiennent tous ensemble et finissent par former un seul grand tableau intitulé Portrait de la société. Bonne idée non ? », ironise Warhol.
Couleurs criardes, efficacité graphique, sujet affleurant à la surface, c’est bien un Warhol que l’on voit avant de reconnaître le sujet peint. Fut-il Mao ou B.B. Parfois le jeu se fait plus complexe, par sédiments sérigraphiés : un pour les lèvres – souvent rouge vif –, un pour les cheveux, les épaules, un pour le fond, comme ce fut le cas pour le portrait de la chanteuse Debbie Harry.
Hitchcock, Beuys, Lennon, Franklin, Castelli, designer, princesse, leader politique ou collectionneur – tout le monde est intéressant –, si l’exécution peut être rapide, plate, sèchement cadrée, froide ou glamour, sombre ou multicolore, elle peut aussi jouer de contrastes, de transparences, de vibrations, distribuer des taches de couleur, décaler les couleurs des lignes de contour, révéler bavures, couches épaisses sur fonds humides, traînées ou coups de pinceau désinvoltes. « J’essaie d’y remettre du style, justifie-t-il. Je peins à la main, si on veut. Quand je fais les portraits, je les peins à moitié pour leur donner un style. C’est plus agréable à faire et plus rapide. Ça va plus vite de barbouiller que de faire les choses bien proprement. »
Warhol n’objective pas ses modèles. Il les amplifie. La reproduction devient une matière première et une façon de faire de l’art un moyen de production. Bien sûr, le principe de la sérigraphie amène le sujet à la surface de la toile et débarrasse le portrait de ses vertus auratiques. Bien sûr, il y va de l’assaut fait à la représentation picturale. Répétitions, morcellement, productions en série sont autant de procédés et de stratégies esthétiques qui placent le spectateur devant une image inéluctable, invalidant toute hiérarchie.
Bobines de stars
De même pour les célèbres Screen Tests, ces courts films que l’exposition du Grand Palais ramène dans le champ du portrait. Warhol commence à filmer en 1963 et formule même l’abandon de la peinture en 1966. Dorénavant, en collecteur de temps il filme et enregistre les conversations avec un petit magnétophone, disparaissant comme en léger décalage derrière l’activité d’enregistreur-rediffuseur.
Caméra Bolex, bobine de 30 mètres tournant parfois seule, Warhol soumet les entrants à la Factory, superstars et figurants, à un plan-séquence de quelques minutes. Un par un, sur fond neutre et sous lumière crue, ces « stars de la bobine d’un jour » regardent fixement, effectuant parfois quelques gestes et actions simples. Ils donnent à voir une apparition et une durée dans laquelle le moindre mouvement de peau fait événement. « On s’assied et on fixe la caméra, raconte l’actrice Sally Kirkland, et au bout d’un moment votre visage se met à se désintégrer. »
Les visages formulent la faculté d’enregistrement de la caméra et archivent le temps de la Factory. Ondine, John Giorno, Edie Sedgwick, Marcel Duchamp, Dalí ou Lou Reed, entre 1964 et 1966, Warhol va réaliser plus de cinq cents de ces croquis ou sculptures sur pellicule et les projeter à 16 ou 18 images/seconde, étirant encore ce sentiment de flottement et de retard. « Plus on regarde exactement la même chose, écrit Warhol, plus elle perd son sens, et plus on se sent bien, avec la tête vide. »
1928
Naissance à Pittsburg en Pennsylvanie.
1949
Bachelor of Fine Arts au Canergie Institute of Technologie. Début de carrière dans la presse et la publicité à New York.
1960
Premier tableau inspiré de la BD.
1962
Premiers Campbell’s Soup, Dollars et portraits multiples.
1963
Ouvre la Factory et réalise ses premiers films.
1965
Se lance dans la production musicale.
1968
Victime d’une tentative d’assassinat.
1972
Série Mao et portrait de célébrités.
1987
Décède à New York.
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Andy Warhol Portraits en série
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Le grand monde d’Andy Warhol » du 18 mars au 13 juillet 2009. Galeries nationales du Grand Palais, Paris. Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 22 h, le jeudi jusqu’à 20 h. Tarifs : 11 et 8 euros. www.grandpalais.fr
Un premier semestre warholien. En complément des expositions parisiennes, la Cinémathèque française programme une série de projections de films de Warhol (www.cinematheque.fr). Parallèlement, le Musée en herbe, à Paris, revient lui aussi sur l’œuvre du « pape du pop » avec une exposition comme à son accoutumée familiale. « La vache de Monsieur Warhol » entraîne enfants et adultes dans un univers riche en couleurs et en surprises, où ateliers et événements sont organisés autour de l’animal : vaches à décorer, sérigraphies à réaliser… (www.musee-en-herbe.com).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°611 du 1 mars 2009, avec le titre suivant : Andy Warhol Portraits en série