Le jour de l’année 1914 où...

Albin Egger-Lienz voulut exposer sa Danse Macabre de 1809

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 21 mars 2014 - 587 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner
à voir et à imaginer.

« Provocation ! », « Tableau antipatriotique ». Bientôt ils m’accuseront d’intelligence avec l’ennemi ! Jamais, sans doute, depuis que j’ai la faiblesse de confier mes pensées les plus intimes à ce journal, je n’ai éprouvé un tel désarroi. C’est pourtant bien « eux » qui me l’avaient commandé ce fichu tableau, il y a huit ans. Il s’agissait de commémorer le jubilé de l’empereur François-Joseph, qui fêterait ses cinquante années de règne en 1908. C’est comme ça que j’ai peint ma Danse macabre de 1809, en songeant à la belle rébellion des paysans tyroliens contre le royaume de Bavière, ce vassal inféodé à Napoléon. Et voilà l’accueil que je reçois, une fois encore, parce que j’ai eu l’idée naïve de tenter à nouveau d’exposer ce tableau. La presse, qui ne dit que ce qu’on lui demande, m’accuse d’avoir fait une œuvre trop peu festive. Il paraîtrait même que la présence de la mort, si explicite dans mon travail, serait irrévérencieuse à l’égard de l’empereur, qui est maintenant si âgé. Mais que veulent-ils ? Que je leur peigne une bluette avec l’empereur en fringant jeune homme, ou que je fasse comme ce pauvre Koloman Moser : une carte postale officielle où l’on voit François-Joseph pris dans un charmant décor Art nouveau… Le rôle de l’artiste n’est pas de plaire, mais d’affronter. L’empire s’est construit par le fer et par le feu, et ça n’est pas lui rendre hommage que de substituer de délicats entrelacs décoratifs au sacrifice de ceux qui sont morts pour la patrie.

La vérité, c’est qu’en ces temps où tout le monde n’a plus que le mot apocalypse à la bouche, on ne veut plus d’artistes, mais juste des serviteurs de la cause. Et ce qui était déjà vrai en 1908 est en passe de devenir fatal, en cette drôle d’année 1914. À l’époque, on trouvait déjà mon tableau triste, voilà qu’on m’accuse désormais d’être défaitiste, pis encore : oiseau de mauvais augure. Il paraît que mon tableau annonce la guerre alors que tout va bien ! Ça serait à mourir de rire si ça n’était pas désespérant. Ces aveugles qui nous gouvernent ne voient-ils donc pas que c’est une allégorie du combat pour la paix que j’ai peinte ? Là où ils ne distinguent que quatre paysans titubant vers la mort, c’est le rêve de la liberté que j’ai tenté de saisir. Un homme – de sa part, ça n’est guère étonnant – m’a compris, c’est Léon Trotski. Après avoir vu mon tableau à l’exposition de la Sécession viennoise, en 1909, il a écrit : « Le principal participant à cette exposition est Albin Egger-Lienz. Retenez son nom ! » Pas sûr qu’un tel parrainage me porte chance.

Il y en a un qui n’a pas dû oublier mon nom, c’est l’archiduc François-Ferdinand. C’est lui, au moment même où Trotski me couvrait de fleurs, qui a refusé que je devienne professeur à l’Académie des beaux-arts de Vienne. Motif ? Sécessionniste irrévérencieux. Si, comme le murmure toute la ville, il va bientôt succéder à la tête de l’empire à son désormais très vieil oncle, il ne fera pas bon vivre, pour un artiste, de ce côté de l’Europe. On dit que tout va se jouer à son retour de sa visite officielle à Sarajevo. Nous verrons alors ce qu’il en est de notre sort et de celui de l’Empire
austro-hongrois.

« Egger-Lienz et la guerre »

Musée du Belvédère, Vienne (Autriche), du 7 mars au 9 juin
www.belvedere.at

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°667 du 1 avril 2014, avec le titre suivant : Albin Egger-Lienz voulut exposer sa Danse Macabre de 1809

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