5 clefs / Le sacré sous haute tension

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 23 juin 2015 - 986 mots

En ces temps d’obscurantisme et
de tourmente, le MuCEM à Marseille célèbre, à travers près de 400 œuvres, les lieux et les figures syncrétiques qui jettent des passerelles entre les hommes, mais sont aussi parfois sources de conflits. Focus sur cinq exemples chargés de symboles et d’histoire…

1 Abraham et la chênaie d’Hébron
Figure tutélaire entre toutes, Abraham est l’un des personnages majeurs des religions juive, chrétienne et musulmane. Au sens strict du terme, il est le premier patriarche de la Bible, celui qui scella le premier une alliance avec Dieu. C’est aussi le premier des pèlerins : muni d’un bâton, il quitte son pays pour rejoindre Canaan, la terre promise à ses descendants… L’historicité de ce personnage a fait l’objet de nombreuses discussions de la part des scientifiques, qui pointent, çà et là, des incohérences entre le récit biblique et les données archéologiques. Pour les fidèles, en revanche, la question ne se pose bien évidemment pas ! Abraham aurait longtemps habité la chênaie de Mamré, près de l’actuelle ville d’Hébron, où se déroula un épisode maintes fois invoqué pour son caractère d’exemplum : l’hospitalité offerte à trois étrangers, qui n’étaient autres que des êtres célestes venus à sa rencontre. Dès l’Antiquité, le lieu devint un centre de pèlerinage mixte, accueillant tout aussi bien des pèlerins juifs, chrétiens et même païens. Ironie du sort, l’un des sites identifiés comme celui où vécut Abraham appartient de nos jours à une communauté russe orthodoxe, et son gardien est musulman. On peut même y acheter sur place des reliques du prétendu chêne ! Le Caveau des Patriarches – où auraient été inhumés Abraham, Sarah et leur descendance — cristallise, quant à lui, toutes les tensions du conflit israélo-palestinien.

2 Le tombeau de Rachel, un lieu confisqué
La figure de Rachel est honorée en tant que mère de Joseph et, par extension, de tout le peuple juif. C’est aussi l’épouse du patriarche biblique Jacob. Situé près de Bethléem, son tombeau est visité depuis le Moyen Âge par les fidèles des trois religions, qui reconnaissent en ce lieu un symbole de fécondité et de résurrection. Jusqu’au milieu des années 1980, toutes les femmes, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes, venaient implorer Rachel pour qu’elle les aide à concevoir et donner naissance à un enfant. Individuellement ou par petits groupes, les femmes encerclaient donc le tombeau d’un fil rouge qu’elles emportaient ensuite chez elles pour s’en ceindre le ventre… Théâtre de nombreuses confrontations violentes, le lieu est désormais séparé de la ville de Bethléem par un affreux mur de béton. Seuls les juifs ont accès au sanctuaire, protégé par un check-point.

3 Saint Georges, le « passeur de frontières »

Souvent représenté sur son beau cheval blanc d’où il tue un féroce dragon d’un coup de lance, saint Georges est le digne héritier d’Héraclès débarrassant le cosmos de ces miasmes que sont les monstres. La victoire de ce saint chrétien peut donc aussi se lire comme une allégorie de la victoire du Bien sur le Mal. Bien implanté en Orient, son culte arrive en Occident au lendemain des croisades et, dès la fin du XIVe siècle, il devient le saint patron de l’Angleterre.
De nos jours, c’est le monastère grec orthodoxe qui se dresse au sommet de l’île de Büyükada, au large d’Istanbul, qui attire le plus de fidèles lors de la fête du saint, le 23 avril. Presque tous de culture musulmane, les pèlerins affluent pour implorer santé, chance, fortune, bébé et même amour ! L’espace du monastère est alors saturé de matériaux rituels, ex-voto modestes ou simples rubans suspendus aux branches des arbres.


4 Marie, la mère universelle
S’il est une figure qui jette un pont entre chrétiens et musulmans, c’est bien Marie, la mère de Jésus. N’est-elle pas citée 34 fois dans le Coran, contre 19 fois dans le Nouveau Testament ? En outre, la dix-neuvième sourate porte son nom et lui est entièrement dédiée. Point de hasard, donc, si de nombreux sanctuaires consacrés à la Vierge sont fréquentés par des pèlerins des deux religions pour lesquels Marie incarne les vertus de maternité, de protection et de guérison. À Bethléem, la basilique de la Nativité peut ainsi être considérée comme un haut lieu islamique. De nombreuses femmes musulmanes viennent s’y recueillir et déposer leur nouveau-né sur l’étoile qui marque l’emplacement de la naissance de Jésus. À quelques mètres, la grotte du Lait, sur laquelle quelques gouttes du lait de la Vierge seraient tombées, est un objet de dévotion de la part des futures mères, quelle que soit leur religion. Encore de nos jours, des moines franciscains distribuent, pour une somme modique, des petits sachets renfermant de la poudre de la fameuse roche. Des hauteurs d’Éphèse en Turquie à Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille, Marie incarne bel et bien aux yeux de tous la Mère universelle. En brisant ses effigies, les fondamentalistes de l’État islamique tentent d’éradiquer le culte de cette figure œcuménique.

5 Moïse et le mont Sinaï
Ce n’est qu’à la fin du IIIe ou au début du IVe siècle de notre ère que des anachorètes chrétiens identifièrent sur le mont Sinaï le lieu où Moïse aurait reçu les Tables de Loi et, un peu plus bas dans la vallée, l’emplacement où Dieu se serait manifesté sous la forme d’un buisson ardent. Selon les musulmans, le prophète Muhammad y aurait séjourné en personne, avant sa révélation du Coran. C’est dire si ce lieu, centre de pèlerinage mais aussi étape vers Jérusalem et La Mecque, est chargé de symboles et de religiosité ! Pendant de longs siècles, moines chrétiens, bédouins et musulmans semblent avoir cohabité dans un climat de relative tolérance. En témoignent les deux tours qui dominent encore aujourd’hui le monastère grec orthodoxe de Sainte-Catherine : celle du clocher de l’église de la Transfiguration et celle du minaret de la mosquée fatimide du XIIe siècle. Hélas, l’accès à ce lieu de partage et de foi est devenu extrêmement limité en raison de l’insécurité qui règne désormais dans la région.

« Lieux saints partagés »
jusqu’au 31 août. Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, au J4. Marseille (13). Jusqu’au 4 juillet, ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h et juusqu’au 31 août de 10 h à 20 h.
Tarifs : 8 et 5 €.
Commissaires : Dionigi Albera, Isabelle Marquette et Manöel Pénicaud. www.mucem.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : 5 clefs / Le sacré sous haute tension

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