METZ
Ce mois-ci, le Centre Pompidou-Metz crée l’événement en se concentrant sur la création de la seule année 1917. Pendant que les États-Unis signent leur entrée en guerre, les artistes font scandale. Rappel des faits.
Le 22 janvier 1917, le président des États-Unis, Woodrow Wilson, a beau plaider pour une paix sans vainqueurs, il est bel et bien obligé deux mois et demi plus tard d’entrer en guerre aux côtés des Alliés. Sans qu’on puisse alors préjuger le déroulement des événements, l’année 1917 s’annonce décisive.
Épargnés par la situation, les Pays-Bas voient naître un nouveau mouvement d’avant-garde : Piet Mondrian et Théo Van Doesburg publient le premier numéro de la revue De Stijl et fondent le néoplasticisme. Ce ne sont pas les horreurs de la guerre qui les entraînent, mais le choc éprouvé, par l’un comme par l’autre, à la vue des œuvres qu’avaient envoyées Picasso et Braque à l’exposition du Moderne Kunstring à Amsterdam, en 1911. Leur exemple avait notamment conduit Mondrian à vouloir épurer encore plus fortement la forme de sorte à réduire la diversité du visible à un petit nombre de signes.
Les fables de la « Fontaine »
« La vie de l’homme cultivé d’aujourd’hui, écrit ce dernier dans le premier numéro de De Stijl, se détourne peu à peu des choses naturelles pour devenir de plus en plus une vie abstraite… La nouvelle plastique ne saurait donc avoir la forme d’une représentation naturelle ou concrète… [Elle] ne saurait se parer des choses qui caractérisent la particularisation, c’est-à-dire la forme et la couleur naturelles. Elle doit au contraire trouver son expression dans l’abstraction de toute forme et couleur, c’est-à-dire dans la ligne droite et dans la couleur primaire nettement définie. » On ne peut être plus explicite. Éloge d’un radicalisme formel qui ne fait pas le sacrifice de la peinture mais qui quête après sa quintessence. Tel est le manifeste esthétique que Mondrian et Van Doesburg proclament alors que les bombes laminent l’Europe : surprenante posture qui semble vouloir fermer les yeux et se boucher les oreilles à l’écoute du monde. Mais l’art ne se doit-il pas de transgresser le contingent ? À chacun son engagement.
Cette année-là est aussi celle de Marcel Duchamp. Installé à New York, l’artiste fit scandale en envoyant à Paris au Salon des indépendants un urinoir intitulé Fontaine qu’il présenta et signa comme étant l’œuvre d’un prétendu R(ichard) Mutt. Son envoi refusé, Duchamp en profita pour publier un article cinglant d’ironie dans la toute nouvelle revue qu’il avait créée, The Blind Man. Réfutant l’argument qu’on lui avait retourné selon lequel l’œuvre était immorale et vulgaire, il y notait le fait que son auteur avait pris « un élément ordinaire de l’existence et [l’avait] disposé de telle sorte que la signification utilitaire disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue, [créant] une pensée nouvelle pour cet objet ». Duchamp le grand perturbateur, l’ennemi numéro un de l’académisme, frappait là un nouveau coup, irréversible.
Picasso et les autres paradent
Mais 1917, c’est encore l’année de la fermeture de la galerie qu’Alfred Stieglitz avait ouverte en 1905 à New York et qui s’était imposée comme « un pont entre l’Europe et les États-Unis », et où le marchand avait notamment révélé outre-Atlantique Matisse, Picasso, Braque et Brancusi. Fondateur de la célèbre revue 291, dont la parution a été suspendue quelques mois avant, Stieglitz consacre sa dernière exposition aux dessins de Georgia O’Keeffe, qu’il avait découverte l’année précédente et qu’il épousera sept ans plus tard. La cessation de ses activités est la conséquence d’une forme de concurrence que lui fait le cercle constitué autour du salon de Walter et de Louise Arensberg, chez qui Duchamp a habité à son arrivée à New York. Le monde de l’art connaît lui aussi ses guerres intestines.
Si, à Paris, 1917 est l’année du scandale de Parade, dont la première a lieu au théâtre du Châtelet le 18 mai, elle voit une semaine plus tôt se tenir un réjouissant banquet organisé par Juan Gris et Henri Laurens pour fêter la guérison de leur copain Georges Braque, grièvement blessé à la tête lors d’une attaque à Carency, dans l’Artois. Mais elle est encore celle d’un autre esclandre, surprenant celui-ci, provoqué par l’exposition de tableaux et de dessins de nus de Modigliani à la Galerie Berthe Weill où les policiers interviennent sur plainte des petits-bourgeois du quartier pour « outrage à la pudeur ». On croit rêver !
1917, enfin, c’est comme chaque année celle du grand départ pour certains. Si la disparition de Carolus-Duran le 18 février ne fait pas grand bruit, celle d’Auguste Rodin, le 17 novembre, à l’âge de 77 ans, à la suite d’une congestion pulmonaire dans sa « villa des Brillants » à Meudon, est une perte monumentale. Pour la France et pour le monde. Une page est tournée de l’histoire de la modernité.
1. En 1996, l’historien de l’art Philippe Dagen consacrait un livre aux artistes face à la Grande Guerre, ou comment Léger, Dix, Derain, Severini ou Valloton avaient représenté (ou non) l’irreprésentable : les horreurs de la Première Guerre mondiale. À l’époque passé inaperçu, ce livre reparaît aujourd’hui chez Hazan. Une excellente entrée en matière... (Philippe Dagen, Le Silence des peintres, Bibliothèque Hazan, 224 p., 18 e).
2. Sur près de 800 pages, l’imposant catalogue de l’exposition, sous son élégante couverture camouflage, réunit une série d’essai sur le sujet « 1917 » ainsi qu’un passionnant almanach de l’année. Indispensable (1917, sous la direction de Claire Garnier et Laurent Le Bon, Éditions Centre Pompidou-Metz).
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
1917 L’année de tous les basculements
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques.
« 1917 » du 26 mai au 24 septembre. Centre Pompidou-Metz. Ouvert le lundi et du mercredi au vendredi de 11 h à 18 h, le samedi de 10 h à 20 h et le dimanche de 10 h à 18 h. www.centrepompidou-metz.fr
Le parcours.
L’exposition « 1917 » présente la création artistique de cette année-là et la situation des artistes face aux événements de la Première Guerre mondiale. Des œuvres de peintres et de sculpteurs inspirées par le contexte (Matisse, Brancusi, Otto Dix, Chagall, Nolde…), l’« art des tranchées » réalisé à partir de matériaux de la guerre, des œuvres d’amateurs qui se sont fait témoins d’un conflit sont présentées dans la Nef et en Galerie 1. À cette occasion, et pour la première fois depuis vingt ans, le rideau de scène créé par Picasso pour le ballet Parade est exposé.
L’exposition Sol Lewitt.
L’exposition Sol Lewitt. Parallèlement, depuis le 7 mars, dans la Galerie 2, 33 dessins muraux réalisés par l’artiste américain Sol Lewitt entre 1968 et 2007 sont présentés avant l’exposition de sa collection personnelle en 2013.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : 1917 L’année de tous les basculements