De Mallarmé à Apollinaire, de Dada à l’art conceptuel, poètes
et artistes n’ont cessé de faire dialoguer la littérature et les arts visuels. Dans un rapport qui dépasse l’illustration et l’explication, deux modes d’expression qui se complètent, se répondent, s’interrogent et s’influencent mutuellement.
Il me sembla de voir la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace... Ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. Je contemplais à mon aise d’inappréciables instants : la fraction d’une seconde, pendant laquelle s’étonne, brille, s’anéantit une idée ; l’atome de temps, germe de siècles psychologiques et de conséquences infinies, paraissaient enfin comme des êtres, tout environnés de leur néant rendu sensible. » Qui parle ici ? Un illuminé, un mystique ? Tout au contraire, mathématicien à ses heures perdues, aquarelliste occasionnel mais impeccable des lumières de Sète, écrivain méthodique à la tête on ne peut plus froide, c’est signé Paul Valéry. De quoi parle-t-il alors ? D’une séance de table tournante façon Hugo à Guernesey, d’une extase musicale à la suite de Baudelaire inhalant du Wagner, d’une prise de stupéfiant devançant les expérimentations de Michaux ? Si l’enthousiasme et son rythme syncopé peuvent y faire écho, l’occasion est davantage professionnelle. Rédigée à l’intention du directeur du journal Marges, Valéry relate sa découverte du manuscrit du Coup de dés à laquelle Mallarmé l’a convié en spectateur privilégié. Certes, son récit est celui d’une « tempête spirituelle », le compte-rendu agité mais scrupuleux d’une révélation. Car c’est le cas. Mallarmé a inventé une « machine toute nouvelle », mise au point après avoir « étudié très soigneusement (même sur les affiches, sur les journaux) l’efficace des distributions de blanc et de noir, l’intensité comparée des types ». Et cet « instrument spirituel », au service de quoi ? D’un défi : il permet ce que « nul encore n’avait entrepris, ni rêvé d’entreprendre, de donner à la figure d’un texte une signification et une action comparables à celles du texte même ». Loin d’être dictée par le seul respect dû au maître, la stupéfaction de Valéry est à la mesure de l’enjeu : plus qu’un émerveillement, c’est une sidération. Car si jusqu’à ce Coup de dés de 1897 les écrivains s’étaient intéressés aux arts visuels, ils les avaient fréquentés en amateurs éclairée. Eminent critique comme Diderot ou Baudelaire, praticien comme William Blake, Gerard Manley Hopkins ou Hugo, caricaturiste débutant comme Balzac, peu importe ici le talent ou l’ampleur d’une pratique au regard de l’œuvre, le partage restait ferme : d’un côté la page, de l’autre la feuille ou la toile. Mallarmé brouille le jeu et décide de miser infiniment plus haut (« élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé ! », insiste Valéry), quand bien même cette extension sonne comme une réaction à l’affaiblissement évocatoire qu’il sent menacer son art. La musique, la peinture, la photographie même, deviennent des puissances rivales à la discrétion du sage ordonnancement d’une page. Il n’empêche : dans cet opus testamentaire, Mallarmé ne vise à rien moins qu’à restaurer la possibilité du sublime. Sublime, on s’en souvient, est ce registre dont la tradition veut qu’il soit le paradoxe à représenter ce qui dépasse la représentation ; l’allusion à la formule de Kant (« en moi la loi morale, au-dessus de moi le ciel étoilé ») est assez claire. Il ne s’agit donc pas pour Mallarmé de mimer le geste des arts visuels, de pratiquer un aparté graphique comme avait pu le faire Lawrence Sterne dans son Tristram Shandy, ni de tracer un dessin confus à l’aide de lettres sur la page, comme le fera avec faiblesse Apollinaire dans ses Calligrammes. Ni enjoliver le poème, renouant avec la pratique des enluministes médiévaux, ni constituer un avatar de dessin. Quelle ambition alors ? Exhumer ce qui dans la composition picturale (ou musicale, chorégraphique, etc.) relève de l’ordre du texte. Précisons : il s’agit de toucher, de manifester, de désigner ces points où littérature et arts visuels se recroisent et sont complices pour quitter chacun son propre territoire afin de révéler un espace autre. « Constellation », « ciel étoilé », etc., si ces métaphores paraissent désormais usées, c’est qu’à leur départ déjà, elles n’opèrent que par procuration. Peu importe aussi comment cela s’interpelle, l’urgence est dans le « faire sentir », dans le « rendu pratique » d’un excès. « Jamais un coup de dés n’abolira le hasard » en est une traduction : le calcul serré de l’art ne vise qu’à ce qui surpasse tout calcul. Que Mallarmé ait ainsi divisé par leur milieu ce qui répartissait des pratiques distinctes et ouvert une large brèche dans ce qui semblaient des domaines étanches est manifeste, sa postérité, aujourd’hui encore riche d’expériences, le prouve. Mais si des poètes ont su en tirer leur miel, il est remarquable de noter que les « plasticiens » se sont présentés en héritiers tout aussi rigoureux. Pourquoi ? Parce qu’à la notion dangereusement abstraite du sublime, ils ont préféré un impératif à l’horizon plus terrestre : l’exigence politique. De Dada à l’art conceptuel, lorsque du texte vient se greffer dans les œuvres jusqu’à s’y substituer quelquefois tout à fait, il est d’abord question, comme le dit Jeff Wall à propos des Date Paintings de On Kawara, de « défigurer » l’image, d’interrompre son intégrité, son unité, sa gloire suspecte, inadéquate avec l’immonde état du monde. S’il a fallu ainsi enrayer la sérénité de l’image et faire violence à sa puissance, c’est que, pour Dada comme plus tard pour les conceptuels, celle-ci appartient à une utopie révolue. Jamais la présence de « texte » au sein des œuvres ou comme œuvre n’est là pour combler un déficit de signification, comme on tend souvent à le croire, mais pour suspendre précisément la mécanique de l’évidence. Dans ces œuvres, le texte accuse réception manifeste d’une déroute, il est la défaite de l’image : il est l’image défaite. L’ironie bavarde d’Art & Langage, le burlesque emprunté à la BD d’Öyvind Fahlström, la glossolalie désemparée de la Ursonate de Schwitters, les plaisanteries acides de Broodthaers (qui, sur Mallarmé, en connaissait un bout), de Peter Friedl ou des Joke Paintings de Richard Prince, les insultes de Bruce Nauman, les graphes du lettrisme ou les textes scotchés de Joseph Wolman, les certificats de Ian Wilson, les statements de Wiener, les Truismes de Holzer, etc. : tous sont avant tout des constats de faiblesse, et sa revendication. Fils spirituels éloignés de Mallarmé, ils ambitionnent comme lui une amplification de l’art et son actualité dans le monde contemporain. Cela passe au premier chef par la déconfiture des instruments de sa superbe. Investi d’une mission, que fait le « texte » ? Il interrompt l’image et la condamne par contumace, s’interdisant par avance de s’y substituer. On goûtera l’humour désespéré de l’affaire. Que le mythe fondateur de la modernité, qui a été l’affranchissement des images de leur sujétion à la loi d’une dictée préalable, trouve son accomplissement dans les retrouvailles déchirées du texte et de l’image ne manque pas de laisser penser que nous ne faisons qu’entrer dans une ère à présent libre de rivalités. Et riche de potentialités inédites. C’est d’ailleurs ce dont font la preuve réjouissante tout autant certaines pratiques d’écriture (cf. l’aventure de la Revue de Littérature générale au titre programmatique), que la jeune génération d’artistes aujourd’hui la plus précise. Plutôt que de s’évertuer à dénouer les attaches qui lient le texte à l’image, c’est au contraire à tresser en un fort savant métissage ces deux pôles qu’a jusque-là opposé la tradition occidentale que l’art d’aujourd’hui, toutes disciplines confondues, nous réserve de réjouissants coups de dés.
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Etoiles et toiles
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°535 du 1 avril 2002, avec le titre suivant : Etoiles et toiles