Avec « L’Énigme sans fin », Jean-Hubert Martin, dans la lignée de ses brillantes expositions thématiques, rend hommage à
Salvador Dali, rénovateur au XXe siècle de l’image multiple maniériste. D’Arcimboldo à Marcus Raetz, les ambiguïtés de la vision et de la représentation sont spectaculairement présentées au Museum Kunst Palast de Düsseldorf.
Après l’exposition « La Fascination de la Méduse » (« Zauber der Medusa ») organisée à Vienne par Werner Hoffmann en 1987 et « L’Effet Arcimboldo », la même année à Venise par Pontus Hulten, « L’Énigme sans fin » revient sur ce parallélisme entre maniérisme et surréalisme « inventé » dès les années 1930 par les critiques. En rendant hommage à Alfred H. Barr Jr, Pontus Hulten rappelait qu’Arcimboldo, les anamorphoses, les doubles images, l’ornement auriculaire et autres bizarreries visuelles étaient à l’honneur au Museum of Modern Art de New York lors d’une mémorable exposition « Fantastic Art, Dada, Surrealism », dès 1936. Mise en cause des lois de la représentation, à quatre siècles de distance, les mêmes contestations s’affirment : celles de l’espace perspectif, de l’univocité du sens, de l’objectivité de la vision. Mis à mal par toutes les avant-gardes, le réel est à ce titre particulièrement visé par les « sur-réalistes » enrôlés par Breton au nom de l’automatisme et du rêve.
En intitulant son exposition consacrée au phénomène de l’image double « L’Énigme sans fin » Jean-Hubert Martin affiche nettement sa dette à l’égard d’un des grands inventeurs de la « polysémie » moderne, Salvador Dali. L’Énigme sans fin est un tableau pivot dans la carrière et la vie même de l’artiste. Présentée en 1939 à la galerie Julien Lévy à New York, l’œuvre ambitieuse tente de représenter six images en une, aboutissement et abandon d’une vaste entreprise de confusion systématique du réel appelée par Dali « paranoïaque ». Cette épithète apparue en 1929 dans L’Âne pourri premier texte théorique de Dali dans Le Surréalisme au service de la Révolution, a alors un sens précis. Le « délire de persécution » n’est qu’un aspect de ce « délire d’interprétation » qu’est la «para-noïa ». Et cette paranoïa est au centre de tout phénomène de perception. Qu’est-ce qu’une image, sinon l’interprétation par ma pensée d’un ensemble de données sensibles fournies en vrac par les sens ? Que Dali, dans une carte postale représentant une case africaine regardée de côté, « voie » une tête classique de Picasso là où André Breton distingue la tête du marquis de Sade, qu’est-ce que cela veut dire, sinon que chacun a projeté sur ces lignes informes la structure obsédante du moment ? Que le désir et l’inconscient soient à la source de nos rêves mais aussi de nos perceptions les plus quotidiennes, que l’automatisme agisse aussi brutalement dans la vie diurne permettaient à Breton et à Dali de concilier leurs vues, du moins momentanément, sur
la nécessité de dénoncer le réel.
Anamorphoses perspectivistes
Ce faisant, Dali, suivant le conseil de Léonard de Vinci proposant à ses élèves en mal d’imagination de scruter les fissures et les moisissures d’un vieux mur pour y voir apparaître des visages, des scènes de bataille, reprenait les interrogations de la Renaissance. Comme en témoignent déjà dans Documents, deux toiles de Dali, Baigneur et Baigneuse de 1928, installées face à une anamorphose du xviie siècle de la collection Lipschitz représentant un paysage ou saint Antoine de Padoue. Pendant les dix années qui suivent, Dali met tout en œuvre pour réaliser ces nouvelles images qui, « comme forme fonctionnelle de la pensée, vont prendre le libre penchant du désir tout en étant refoulées violemment. L’activité mortelle de ces nouvelles images peut encore, parallèlement à d’autres activités surréalistes, contribuer à la ruine de la réalité, au profit de tout ce qui à travers les infâmes et abominables idéaux de tout ordre, esthétiques, humanitaires, philosophiques, etc., nous ramène aux sources claires de la masturbation, de l’exhibitionnisme, du crime, de l’amour ».
Le recours aux images doubles, bientôt multiples, les anamorphoses perspectivistes, permettent aux personnages de sa mythologie personnelle toutes les transgressions. Une dialectique du dur et du mou, du mort et du vif se met en place. L’objet non identifié aux pieds des Ambassadeurs de Holbein, témoin discret et muet de l’inanité humaine, prend vie. Le crâne anamorphosé devient harpe, se laisse traire par le « bureaucrate moyen », embrasse, avant de le sodomiser férocement, un piano à queue. Les tumescences crâniennes sont soutenues par des béquilles tandis que les objets s’animent, les tables bandent, les meubles montrent leurs entrailles, les corps des femmes exacerbés par un désir polymorphe se tétanisent dans le « grand arc » hystérique.
L’exposition de Düsseldorf réunit quelques chefs-d’œuvre de cette décennie, au premier chef Le Grand Paranoïaque de 1936, réalisé pour Edward James. Paysage, portrait, Le Grand Paranoïaque montre la nouveauté de l’entreprise dalinienne par rapport aux visages-objets d’Arcimboldo ou aux visages-paysages de Joost de Momper, deux genres très bien représentés également. Dali travaille moins par addition et cohérence que par dispersion d’éléments (l’admirable dessin pour Espagne, 1936) qui « coagulent » ici ou là, mulipliant décalages et lectures. La matière de la peinture et les ambiguïtés du dessin jouent ici un rôle capital que les reproductions, dans leur traduction synthétique et brutale, ont du mal à rendre.
D’Arcimboldo aux images d’Épinal
Parmi les ancêtres qui jalonnent le parcours des thèmes (« incorporations », « fureurs », « désir », « tourner et retourner », « le seuil »), nous retrouvons, outre Momper et Arcimboldo, les anamorphoses de Schoen, des estampes japonaises ou chinoises, de rares manuscrits moghols ou chinois, des images de dévotion catholique (la sainte Trinité), des pierres peintes occidentales (Antonio Tempesta), ou des pierres de rêve chinoises. Le XIXe siècle n’est pas en reste avec ses images drolatiques d’Épinal (cherchez le chasseur), ses devinettes, ses cartes postales érotiques collectionnées, on le sait, par Eluard. Parmi les contemporains de Dali, deux superbes Max Ernst qui affectionnait, outre les collages, les empreintes et frottages qui « irritaient son imagination », Le Rebus de Man Ray, les pierres naturelles collectionnées par Caillois, Le Viol de Magritte dont on peut trouver des sources dans les gravures maniéristes de Goltzius.
Plus inattendu pour ceux qui ignorent le travail fait au château d’Oiron par Jean-Hubert Martin, la section contemporaine, ou plutôt les accents contemporains qui renforcent tout au long du parcours
la démonstration maniériste. Particulièrement bien représentée, la photographie, support idéal, au prix de quelles ruses et machinations numériques, des illusions et des « déceptions » au sens anglais du terme. La Joconde de Roman Cieslewicz (1974), le cycle Der Baum und Ich, Vilm, 18. September
1995 de Volkmar Herre, un maître de la camera oscura, les perspectives contradictoires de Lois
Renner (2000), les fleurs du mal de Christian Müller, (2000) Les Food Face d’Emmet William (1984) assurent la pérennité d’une esthétique à la fois convulsive et comestible, initiée dans les années 1930. Seul regret, l’absence de Georges Rousse. Sculptures et installations jouent un rôle de scansion nécessaire avec les profils giratoires de Tony Cragg (Lime of Thought, 2002) mais ce qui retient le plus l’attention est la salle consacrée à Markus Raetz dont les reflets, métamorphoses et échos morphologiques créent un véritable « cabinet de curiosité » moderne.
Que cette polysémie, cette confusion du sens et des sens soit des exercices périlleux, c’est ce que nous rappelle la très impressionnante section consacrée à l’art brut et aux plus belles feuilles (Allemagne oblige) de la collection du docteur Prinzhorn, récemment réinstallée à l’université d’Heidelberg. Le visage-nuage et les visages-paysages des malades nous rappellent, si besoin était, que la paranoïa, même si elle est la marque, selon Lacan lui-même, du style, peut être un chemin sans retour.
Dali lui-même, avec L’Énigme sans fin, est bien conscient des dangers du procédé. Suivant de peu La Métamorphose de Narcisse (Tate Gallery) qui signale, comme son titre l’indique, le passage du regard paranoïaque, narcissique par excellence au regard adulte, sous le signe de sa muse Gala,
L’Énigme sans fin sonne paradoxalement la fin d’une époque. À droite du tableau (qui n’a droit à aucun commentaire dans le catalogue), se distingue, le demi-visage de Gala, dont l’œil exorbité signale le retour à l’ordre du regard. Dans le catalogue de l’exposition de Julien Lévy, Dali avoue pour la première fois son allégeance à Vinci et Archimboldo et se range dans une histoire de l’art qui cautionne d’autant mieux son retour au classicisme. L’inconscient livre ici sa dernière bataille contre la forme. Au centre du chaos labyrinthique d’Énigme sans fin, Dali tue son Minotaure et s’échappe grâce à sa nouvelle Ariane, vers un monde classique de carton sous le signe de Vermeer, de Raphaël et de Palladio.
« L’Énigme sans fin, Dali et les magiciens de l’ambiguïté » (« Das endlose Rätsel, Dali und die Magier der Mehrdeutlichkeit ») se tient du 22 février au 9 juin, du mardi au samedi de 11 h à 20 h. Museum Kunst Palast, Ehrenhof 3, Düsseldorf, tél. 211 89 92 460, www.museum-kunst-palast.de/eng/sites/home.asp
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Equivoques, énigmes sans fin
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Equivoques, énigmes sans fin