Sous un titre provocant, « Un art populaire », la Fondation Cartier réunit une quarantaine d’artistes venus des quatre coins du monde. Entre art brut et Folk Art, un voyage insolite au cœur de l’art dans tous ses états.
Que font Wim Delvoye, Jeff Koons, Claude Closky et d’autres artistes occupant le premier plan de la scène internationale dans une exposition dont l’intitulé évoque spontanément les poupées gigognes russes, les crânes en sucre du Mexique ou les quilts américains ? En fait, « Un art populaire » ne renvoie pas à ces standards folkloriques qui balisent aux quatre coins du monde l’itinéraire du parfait touriste, mais au choix fait par les deux commissaires, Hervé Chandès et Hélène Kelmachter, de ceux qui, au sein de répertoires traditionnels, font entendre aujourd’hui une voix singulière. Face à eux, des artistes contemporains qui ont choisi de s’exprimer au travers de formes ou d’objets ordinaires, issus de la vie quotidienne. Dans les deux cas, la mise en valeur d’une démarche artistique à partir d’une production a priori détachée de l’art, artisanale ou semi-industrielle, pratiquée d’un côté par des artistes qui se définissent et sont reconnus comme tels, de l’autre par des gens de métier (potier, menuisier, affichiste) ou des amateurs, qui la plupart du temps ne s’identifient pas eux-mêmes comme artistes, populaires ou pas. A première vue, peu de points communs quant au résultat produit. Le côté Made in Occident ferait plutôt penser à l’accumulation d’une chambre d’enfant dont on n’aurait rien voulu jeter et où serait pratiquée une claire division des sexes. Rayon garçon : un train électrique (Jeff Koons), un mécano-cathédrale surdimensionné (Wim Delvoye), des bateaux de guerre (Chris Burden), des photos de rodéo (John Penor). Rayon fille : une table de pique-nique avec sa dinette au complet (Liza Lou), un coquillage repeint de couleurs vives (Alberto Mendini), une cafetière (Ricardo Dalisi)... Un ensemble qui rappelle « Fait maison », l’une des expositions inaugurales du Musée international des Arts modestes (MIAM) en octobre dernier à Sète, dont l’un des fondateurs, Bernard Belluc, signe ici une introduction œcuménique au catalogue sous le titre L’art populaire et l’art modeste.
Des productions locales, artisanales ou industrielles
Si le Mexique fut le premier invité étranger du MIAM, c’est le Brésil qui constitue à la Fondation Cartier le cœur du off, en même temps que la partie Découvertes de l’exposition. Trois musées cariocas ont été sollicités : Castro Maya, Casa do Pontal et Bispo do Rosario. Les collections des deux premiers déclinent ce que l’on pourrait presque appeler une spécialité de l’art populaire brésilien, initiée dans les années 50 par Maître Vitalino : des saynettes en terre vernissée, généralement de petit format, chroniquent avec humour la vie quotidienne, la rue, le café, le bal, la visite chez le médecin. Une veine qui a ses variantes régionales et où les femmes sont nombreuses. Comparés à la verve d’Antonio de Oliveira ou de Zé Caboclo, les visages ahuris pointés aux lucarnes de la fusée Apollo par Maria de Caruaru ou les Nanas d’Ana do Bau ne se laissent pas oublier. Quant aux accumulations de Bispo do Rosario, elles paraissent totalement atypiques dans cet aréopage. Il a passé une partie de sa vie à les réaliser avec les moyens du bord (fil, fourchettes, bottes) au sein de l’hôpital psychiatrique où il était interné et où l’on a ouvert un musée à son nom. Le Nouveau-Mexique, la Chine, le Japon, le Zaïre et le Ghana sont aussi représentés dans le off. Un univers d’objets qui participent quelquefois à la vie religieuse (le Christ de Louco, les cercueils en forme de basket ou d’outil de Kane Kwei) et relèvent le plus souvent d’une fabrication locale et familiale. Cette production peut aussi être artisanale, comme les céramiques des pueblos Cochiti au Nouveau-Mexique (Virgil Ortiz, Roxane Swentzell), les panneaux en laque des Luo Brothers (Chine) ou industrielle, comme les poupées sexy-funny que Bome invente à partir de la culture Otaku des mangas japonais. D’autres pièces se réfèrent simplement à ces traditions dans le cadre d’un travail intégré au circuit des galeries d’art contemporain. C’est le cas des œuvres de Marcos Cardoso au Brésil ou de Takashi Murakami au Japon. Même à l’intérieur d’une production traditionnelle comme la céramique, certains auteurs se retrouvent aussi bien dans les musées d’art populaire, quand celui-ci est reconnu important au niveau national (comme au Brésil), que dans les galeries d’artisanat traditionnel et d’art contemporain, lorsque le statut des objets artisanaux tend à évoluer vers celui d’œuvre d’art. C’est le cas des trois Néo-Mexicains présentés à Paris. Une photo de Virgil Ortiz, Indien Cochiti, le montre en compagnie de sa mère et de ses sœurs, céramistes comme lui, au milieu de leurs productions respectives. De l’uniformité un peu répétitive des figurines anthropomorphes dont sa famille perpétue les codes de représentation, les siennes jaillissent au premier coup d’œil. Elles portent la marque d’un imaginaire personnel qui se sert des canons traditionnels de forme et de couleur (noir, blanc, rouge), pour mieux les transformer à la mesure d’une inspiration volontiers délirante, qui va jusqu’à intégrer au panthéon indien des personnages de pure fantaisie, matamore culturiste jouant du piercing ou danseuse accroche-cœur, plus proches de l’univers de la nuit que des légendes des sierras. « Rien n’a changé », dit-il pourtant, « excepté l’époque ». De même, la façon dont Roxane Swentzell se représente à travers les effigies féminines Cochiti, en d’étonnants autoportraits, mi-femme mi-enfant, ou dont Diego Romero détourne les poteries traditionnelles en hybridant leur décor de motifs venus d’autres cultures (guerriers gréco-indiens ou nippon-indiens), participe d’une démarche familière aux artistes contemporains. Erró ou Gilles Barbier ont creusé des sillons très voisins.
Tout art découle de l’art populaire
L’opposition entre le local, d’un côté (conception d’objets vernaculaires à usage et circulation uniquement régionaux) et l’international de l’autre (pour des œuvres et des artistes qui voyagent souvent d’un pays à l’autre), tiendrait-elle davantage à la nature du circuit marchand dans lequel les uns et les autres s’insèrent, et donc à leurs destinataires, qu’au caractère de leurs productions ? « Je crois que tout art découle, ou a découlé, de l’art populaire, dit Roxane Swentzell. L’art populaire est une forme plus locale et l’art contemporain une forme plus large ». Il est vrai que la manière dont Liza Lou recouvre de perles, du sol au plafond, tous les éléments d’une cuisine (Kitchen), de l’égouttoir à vaisselle au journal posé sur la table, rappelle un procédé de perlage identique pratiqué en Haïti sur certains objets vaudou, ou encore la Chambre entièrement couverte de colifichets et d’ex-voto de Pepon Osorio présentée dans « Fait maison ». Dans le cas de l’artiste californienne, l’échelle est démultipliée, comme dans la reproduction d’un motif de tatouage sur le papier peint de Claude Closky.
« Mais quoique certains pensent, votre lard n’est pas contemporain, Monsieur Delvoye », écrit le dramaturge belge Antoine Pickels dans une lettre hilarante, à prendre au second degré, adressée à l’artiste et citée dans le catalogue, allusion fine à ses cochons tatoués, ses carrelages mortadelle-saucisson et ses pilastres en tranches de jambon imitation marbre. « Tout ce qu’il y a de plus beau dans notre civilisation, vous l’avez foulé au pied. La tapisserie, le vitrail, le carrelage, la vaisselle de table, les blasons, le lard… Je suis sûr que votre “art” plairait aux peuples primitifs, tiens ! ».
La Fondation Cartier n’a pas voulu pérenniser la comparaison arts primitifs-art moderne et contemporain, et jouer le jeu, passablement éventé, des influences. Ni faire son « Partage d’exotisme » dans le sillage de la Biennale de Lyon 2000. « L’esprit de l’exposition n’est pas celui du face à face, indique Hélène Kelmachter. Notre propos n’est pas de coller des étiquettes et d’opérer des distinctions mais de faire en sorte, par l’accrochage, qu’il y ait des glissements très fluides entre les œuvres. Si elles se rejoignent, c’est moins par affinité formelle qu’en fonction de préoccupations communes touchant le rapport objet-œuvre ou l’esthétique dans sa relation au quotidien ».
« Pensez-vous que l’art populaire puisse avoir un rayonnement au-delà de son territoire culturel, du contexte dans lequel il a été produit ? » A cette question, l’une des quatre posées à chaque artiste de l’exposition, Claude Closky a répondu : « Oui, selon qu’il sera montré ou pas, médiatisé ou pas, acheté ou pas ».
- PARIS, Fondation Cartier, 261, bd. Raspail, tél. 01 42 18 56 50, 21 juin-4 novembre. Pour en savoir plus, voir guide pratique.
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Entre art brut et Folk Art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°528 du 1 juillet 2001, avec le titre suivant : Entre art brut et Folk Art