Nous avons choisi de vous montrer quelques lampes des années 1930 à 1950 à travers les galeries parisiennes. Avec nos yeux plus avides que jamais de lumière et devant ces objets sortis de leur contexte, il est parfois difficile de se faire une idée du rôle que jouaient les luminaires dans les intérieurs d’autrefois. Essai d’évocation.
« Baisse un peu l’abat-jour, veux-tu ? Nous serons mieux. C’est dans l’ombre que les cœurs causent », écrivait Paul Geraldy dans Toi et Moi. Paradoxalement, ce n’est pas la lumière que ménage un luminaire mais l’ombre. Dans sa philosophie de l’ameublement, Edgar Poe fustigeait l’éclat de la lumière américaine reflétée par les globes en verre taillé. Il imaginait, pour son salon idéal, une veilleuse en verre « cramoisi » propice aux songes des rêveurs ou des opiomanes. En dehors des m’as-tu-vu ? qui aiment faire ruisseler les watts, les luminaires sont le domaine de la retenue et d’un savant dosage. Et de ce point de vue, les intérieurs des années 1920 et 1930 ne diffèrent pas tellement de ceux du XIXe siècle où la lumière des bougies créait des « cercles » d’activités. Une fois les charmes de la fée Électricité épuisés, les orgies de lumière s’apaisent. Les nouvelles ampoules se voilent aussi d’abat-jour, de réflecteurs, de diffuseurs. Faisant le point sur l’Exposition de 1925, Guillaume Janneau nous dit : « Il ne s’agit plus de poser une lampe sur la table mais de créer dans la pièce par l’ingénieuse disposition des foyers lumineux une atmosphère plus intime. » D’où la multiplication des corniches lumineuses, lustres irradiant vers le plafond et autres éclairages indirects. Ce mystère est précisé par des ingénieurs de la lumière comme André Salomon qui travaille avec Mallet-Stevens, René Herbst ou Paul Nelson. Le fumoir de Dunand dans l’Ambassade française illustre le mystère moderne de cette « illumination sans matérialité » où « la lumière règne doucement sans qu’apparaisse aucun foyer d’émission ».
Dans le bureau de l’ambassadeur, Pierre Chareau additionne plafond lumineux et appliques. Dans cette pénombre « qui convient à notre époque éprise de discrétion », les lampes forment une constellation où les matités de l’albâtre et du verre dépoli jouent avec l’opacité des métaux : bronze, fer forgé, acier chromé, aluminium. La lampe industrielle de Gras est domestiquée par une base en bois ajoutée par Eileen Gray. Misant sur la diffusion de la lumière dans le verre, Desny (ill. 9) crée de petits ou grands totems de section carrée ou circulaire qui empruntent leur forme aux ailerons de refroidissement des radiateurs d’automobile. Avec la subtilité de l’orfèvre, Desny joue avec les formes géométriques pures, cubes, cônes, sphères, créant des « architectures lumineuses en miniature », son œuvre n’a rien à envier aux créations plus théoriques des pionniers allemands du Bauhaus. Dans le même esprit, mais plus brutal et déjà « 1970 » Jean Boris Lacroix privilégie les surfaces réfléchissantes – acier chromé et miroirs. Nous retrouvons plusieurs créateurs de cette tendance dans la vitrine de Damon (ill. 6), avenue Pierre Ier de Serbie, grand spécialiste du verre dépoli et émaillé. Autre grand producteur, Jean Perzel décline ses trouvailles géométriques en lampes, lampadaires, lustres pour des espaces intimes ou publics. Mais les luminaires les plus subtils sont ceux de Jacques Le Chevallier (ill. 5, 7, 11 et 13) – alter ego de Pierre Barillet pour la création de vitraux, parfois lumineux – qui, combinant le bois, l’aluminium, l’acier, oscillent entre le fonctionnel naïf et la sculpture lumineuse. Autre sculpture empruntée à la nature, le bloc de quartz transformé en veilleuse par Groult ou Jean-Michel Frank. Le même Frank dégage d’un bloc d’ivoire de fines lamelles qui gardent leur forme légèrement hélicoïdale pour y placer une ampoule de 15 watts. Plus audacieux, Mallet-Stevens et Adnet (ill. 2) combinent sans complexe les tubes fluo à culot d’acier dans des structures géométriques. En 1939, Jean Royère (ill. 19), un tard venu dans le modernisme, esquisse l’esthétique organique avec ses bouquets de tubes minces et fluides qui vont s’épanouir dans les lianes irrégulières des années 1950.
Des formes ondulantes et percutantes
Autre « organique », Serge Mouille (ill. 14) travaille en artiste et en artisan les spirales et les rotondités turgescentes de ses « tétines ». Il les juche sur des potences filiformes dressées sur des ergots nerveux. Inversant, comme l’écrit un critique en 1954, la célèbre formule de Sullivan : « Toute forme a sa fonction, qu’elle soit ondulante, percutante, contondante, et en développant son cycle décrit dans l’espace une série de mouvements plus ou moins plastiques. » Deux ans plus tard il se retrouve dans la galerie de Steph Simon, en compagnie de Jean Luce, Charlotte Perriand, Noguchi et Jean Prouvé, qui « en façonnier de la tôle d’acier », appréciait autant « la gaieté et la spiritualité » des lampes de Mouille que leurs articulations « d’une très belle mécanique ». À cette époque, Prouvé (ill. 18) a renoncé à la modernité géométrique des années 1930 pour retrouver les porte-à-faux et les asymétries chères à son père Victor. Son flirt avorté avec l’industrie le conduit à imaginer des potences minces comme des fils, exhibant leurs ampoules avec fierté. Guariche (ill. 16, 17) manie également la tôle, parfois perforée et le tube fin de couleur noire pour imaginer des « stabiles » de l’ère du spoutnik.
Il ne faudrait pas croire que cette modernité des formes ait éliminé l’abat-jour cher à Géraldy, en soie ou en papier plissé avec ses jolis nœuds de cordelettes. Le Quartz de Frank avait sa version « abat-jour » ; les lampadaires-sculptures d’Alberto Giacometti en étaient également pourvus, ainsi que les objets chinois archaïques aux volumes purs. La plupart du temps, les abat-jour cachaient des projecteurs indirects et Djo-Bourgeois (ill. 8) associait en toute impunité l’abat-jour et les caprices du fil torsadé à l’impeccable cercle de verre.
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Eloge de l’ombre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Eloge de l’ombre