Edward James était riche, très riche, colossalement riche. Et comme il était aussi poète, il devint le mécène de Salvador Dalí et l’ami des surréalistes. Le décor des demeures successives de ce génial excentrique est digne d’Alice au Pays des merveilles. Un livre et une importante exposition au musée de Brighton lui redonnent vie.
Certains enfants naissent, dit-on, avec une cuiller d’argent dans la bouche. Pour Edward James, la cuiller était d’or. William James, son père, était l’héritier d’une de ces grandes fortunes américaines, liées aux mines et aux chemins de fer. Quant à Mrs. James, fille d’un baronnet écossais, elle était petite, jolie, extrêmement myope et cruellement spirituelle. On rapporte qu’elle répondit un jour à la gouvernante qui demandait lequel de ses enfants l’accompagnerait en promenade : « Celui qui ira le mieux avec ma robe bleue. » La destinée d’Edward était scellée : il serait esthète. A Londres et à West Dean Park, dans le Sussex, énorme château qu’il avait agrandi dans un style Tudor crénelé, le couple James menait grand train. Le prince de Galles, futur Edward VII, y fit de fréquents séjours. Il était le parrain d’Edward, certains disaient même son père, car Mrs. James faisait partie de cet escadron de beautés qui formaient la garde rapprochée du prince. Avec ses kilomètres de boiseries de chêne sculpté, ses hectares de tapis, ses peaux d’ours, son mobilier précieux et ses plantes tropicales, West Dean était une sorte de caverne d’Ali-Baba pour millionnaire fin de siècle. Dans la galerie, au milieu d’énormes potiches de Chine, un ours polaire empaillé recevait sur un plateau les cartes de visites. Bien des années plus tard, Edward James offrit à Dalí, qui en était devenu fou, ce souvenir de la passion cynégétique de son père. Non loin de l’ours, des vitrines de bambou contenaient des lions rugissant, témoins de terrifiantes parties de chasse en Afrique. Surréaliste avant la lettre, cette caverne, munie du dernier confort moderne et éclairée par 364 ampoules à incandescence, fut le creuset merveilleux où le jeune Edward élabora sa vision d’un monde onirique, plus beau que la réalité.
Pour l’amour d’une danseuse
Edward peint, Edward veut être poète, au grand désespoir de sa mère qui ne voit point de salut pour lui en dehors de la Chambre des Lords. Il publie ses premiers vers en 1921 et fonde sa propre maison d’édition, The James Press, cinq ans plus tard. Pour emblème, il choisit le poing fermé. Peut-être parce qu’il était temps de frapper du poing sur la table. Et aussi parce qu’en allemand, poing se dit Faust et que Faust est la figure littéraire qu’il admire le plus. Somptueusement imprimés et reliés, ses poèmes connaissent un échec cuisant en dehors du petit cercle des amis et des admirateurs captifs. Si cuisant que James les publiera désormais sous des pseudonymes, tels le très freudien Edward Silence.
Poète incompris, James devient directeur d’une troupe de ballet. Il faut dire qu’entre temps il est tombé amoureux d’une danseuse autrichienne, la ravissante Tilly Losch, épousée en 1931. Immédiatement, le mariage devient un enfer. Tilly le trompe, lui même n’est pas un mari irréprochable. Enceinte de lui malgré tout, elle avorte pour ne pas perdre sa ligne de sylphide. Du coup, voici Edward directeur d’une compagnie de danse, Les Ballets 1933. L’étoile en est bien sûr Tilly qu’il cherche à reconquérir. De cette éphémère entreprise naissent plusieurs créations dont Les Sept péchés capitaux de Bertold Brecht sur une musique de Kurt Weil. La femme de celui-ci, la chanteuse Lotte Lenya, en interprète avec Tilly le rôle double d’Anna. Georges Balanchine, Boris Kochno, André Derain, Christian Bérard, Pavel Tchelitchev seront quelques-uns des compagnons de route de James dans cette aventure qui, malgré sa brièveté, marqua l’histoire du ballet moderne. Il semble que Tilly ait joué le rôle de catalyseur dans l’activité de mécène de James, lui révélant le rôle qui devait être le sien dans le monde des arts. Le rideau tombe sur un divorce dévastateur qui scandalise la société londonienne et contraint James à prendre le large. Mais une chose est sûre : James mettra à profit son immense fortune pour faire de sa vie une œuvre d’art, construire autour de lui un théâtre narcissique et génial qui sera son grand œuvre.
L'accoucheur des surréalistes
Repoussant l’idée d’être un simple collectionneur, James veut être l’accoucheur qui assiste l’artiste pendant la naissance de l’œuvre. C’est ainsi que naît La Métamorphose de Narcisse de Salvador Dalí, son artiste fétiche, son parrain dans l’univers surréaliste, rencontré grâce à Marie-Laure et Charles de Noailles : « J’étais là lorsque le premier trait de crayon effleura la toile, et j’ai même vu les esquisses préliminaires pour la peinture avant même que le grand tableau ne soit commencé », écrit-il fièrement. Il jouera un rôle semblable auprès d’artistes comme Magritte ou Leonora Carrington. La plupart appartiennent à la mouvance surréaliste, dont les délires freudiens sont cousins des fantasmes de James. Il y a pourtant des exceptions, comme Tchelitchev, car les amitiés artistiques de James sont sans exclusive. D’ailleurs, Edward James reste complètement étranger aux débats et aux dissensions du groupe surréaliste auquel il n’appartient pas. Qu’importe : « Un grand nombre de personnes sont surréalistes sans même avoir entendu parler du mouvement, mais ce sont des gens qui sont proches de leur inconscient, déclare-t-il. Le monde n’est pas complètement logique tout le temps. Ils rendent logique ce qui est illogique, et le rendent plus vivant que la vie, de la même manière que les rêves peuvent parfois être plus vivants que la réalité. » C’est du moins ce qu’il consacrera sa vie entière à démontrer.
Se rêvant prince de la Renaissance, James ira jusqu’à verser une pension à Dalí pour le libérer des contraintes matérielles, et aussi, sans doute, pour se l’approprier davantage car il en est tombé amoureux. Il finira par posséder une centaine de ses œuvres.
Dans son roman Le Jardinier qui vit Dieu, Edward James décrit un Milord surréaliste qui sème des pianos à queue et des fourmis en plastique dans le parc de son château gothique. Comme ce Milord, James crée des décors époustouflants, qui poussent autour de lui comme d’étranges champignons. Dès ses années d’études à Oxford, il dépensait toute son énorme pension à redécorer sa chambre de soie argent, peignant en pourpre foncé le plafond du salon, branchant des haut-parleurs dans des bustes d’empereurs romains qui se mettaient soudain à chanter les derniers airs américains ou français à la mode. L’arrivée de Tilly Losch dans sa vie accéléra cette frénésie de décoration. La salle de bain de miroir et de verre dépoli qu’il fait réaliser pour elle à Londres est restée dans les annales de l’hydrothérapie de luxe. A West Dean, il a l’idée charmante de faire tisser l’empreinte mouillée des pieds de Tilly sur le tapis de l’escalier à vis qui conduisait à sa salle de bain. Après ses déboires conjugaux, il fera tisser celles de son chien favori, compagnon plus fidèle.
Avec Dalí, il franchit un pas de plus dans la confusion poétique entre rêve et réalité. Ensemble, ils imaginent de « surréaliser » le décor de la vie quotidienne. Le Téléphone-homard naît d’une idée de James, de même que le Canapé lèvres qu’il « voit » dans le visage de Mae West peint par Dalí. Il en supervisera la production d’après les dessins de l’artiste. Sur ses encouragements, Dalí crée des lampes-coupes de champagne, un fauteuil aux montants terminés par des mains. S’inspirant d’un autre tableau du peintre, James veut décorer la grande chambre de sa maison londonienne de Wimpole Street de blocs de rochers. Son architecte l’en dissuade, craignant que le bâtiment ne s’écroule. Monkton, sorte de Trianon où ses parents se reposaient des mondanités princières de West Dean, ne sort pas indemne de ses visions « daliniennes ». D’étranges draperies, des palmiers de métal et des tuyaux d’écoulement imitant le bambou enrichirent la silhouette du manoir construit par Edwin Lutyens, le plus grand architecte britannique du tournant de ce siècle. Les murs extérieurs furent peints en pourpre. Dans son bureau, les parois étaient tendues de la serge bleue dans laquelle étaient coupés ses costumes, égayée de quelques touches jonquille qui rappelaient sa boutonnière préférée. Complètement dissimulée, la porte s’ouvrait grâce à une pédale cachée dans le plancher. Les murs du salon étaient entièrement capitonnés, tandis que, dans sa chambre, le lit s’inspirait du catafalque de l’amiral Nelson. Au milieu de la salle à manger trônaient les fameux canapés-lèvres. Imaginée par Dalí, la salle dont les murs étaient pris de spasmes comme l’estomac d’un chien malade ne fut jamais construite. Mais c’est peut-être heureux, James ayant aussitôt émis l’idée de la tapisser de poils de chien.
Edward au pays des merveilles
Caprices de milliardaire excentrique ou vision d’un enfant qui avait refusé de grandir, créant à sa mesure un monde digne de Lewis Carrol ? Les souvenirs de Desmond Guiness, qui fréquenta James à la fin de sa vie, nous éclairent : « Il aimait par dessus tout les animaux, puis les enfants ; ensuite venaient les plantes et les arbres ; et en dernier, les adultes. » Cet éternel gamin adorait les histoires qu’il racontait à satiété. Il y avait notamment celles d’une certaine Mrs. Moore dont les impropriétés de langage l’enchantaient. Déjeunant à Londres avec l’élégantissime Boni de Castellane, cette dame, ayant observé que leur conversation était entendue par un domestique, avait déclaré à son hôte : « Faites attention, marquis, mon derrière comprend le Français. » Ce à quoi Boni avait répondu : « Mais qu’est-ce que cela nous fait, Madame, pourvu qu’il n’entre pas dans la conversation. » Quoique difficile à exprimer en peinture, ce « derrière » comprenant le français n’était pas indigne des délires surréalistes de Monkton.
Pour entreprendre sa dernière création, une folie mexicaine que sa mort en 1984 laissera inachevée, James devra vendre une partie de sa collection de tableaux surréalistes. Peu lui importe leur possession, puisque le seul vrai chef-d’œuvre de sa collection, c’est le décor qu’il construit frénétiquement autour de lui, comme la chenille tisse son cocon. Réfugié aux Etats-Unis pendant la guerre, il achète à la fin des années 40, le domaine de Las Posas à Xilitla, au Mexique. Il y cultive les orchidées, pas moins de 20 000 orchidées qui seront détruites en une nuit par le gel. Peu importe. Les fragiles végétaux laissent place à une délirante structure en béton armé, un palais des courants d’air, enchevêtrement de portiques vertigineux, d’escaliers qui ne mènent nulle part, de portes qui ne s’ouvrent pas, de fabriques improbables baptisées Hommage à Max Ernst, Palais d’été ou Terrasse des tigres. Aujourd’hui rongé par la jungle, le dernier rêve surréaliste d’Edward James s’effrite, sous les cris moqueurs des singes et des perroquets. Edward James avait imaginé que son corps, rendu imputrescible par l’art du taxidermiste Deyrolle à Paris, serait suspendu par des chaînes au milieu d’une des cascades de Las Posas. Il décida finalement de revenir à cette matrice qu’était pour lui West Dean. Au cœur de l’arboretum, une simple dalle de pierre y est gravée de ces mots : Edward James, poète. Une épitaphe qui, mieux qu’un long discours, résume admirablement sa vie.
L’élégante station balnéaire de Brighton, la perle du Sussex, semble avoir eu vocation d’attirer les excentriques les plus fastueux. C’est elle que choisit le Prince Régent, futur George IV, pour élever son Royal Pavillion, hérissé de dômes et de minarets. Dans les années 60, c’est au musée de Brighton qu’Edward James choisit d’envoyer une partie de sa collection : mobilier XVIIIe, tapis d’Aubusson, porcelaine tout d’abord, puis œuvres surréalistes qui attirèrent au directeur d’alors les foudres d’un conseiller municipal. Organisée dans le cadre du festival de Brighton, l’actuelle exposition rassemble des œuvres majeures de ses amis surréalistes, de nombreuses correspondances et photographies, certaines signées Cecil Beaton, des maquettes et costumes des Ballets 1933, et même la salle de bain de Tilly Losch. Un ouvrage édité en association avec Philip Wilson Publishers sous la direction de Nicola Coleby analyse le monde merveilleux de l’homme qui avait voulu faire de sa vie un chef-d’œuvre surréaliste.
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Edward James, la métamorphose de Narcisse
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°497 du 1 juin 1998, avec le titre suivant : Edward James