À l’occasion de la sortie du livre L’art de vivre à Londres, préfacé par Sir Terence Conran, une réflexion sur le dandysme, l’extravagance, voire l’excentricité anglaise. Sur les pas du « Beau Brummel », rencontre avec des hommes peu ordinaires comme Dennis Severs qui a reconstitué chez lui
un véritable décor géorgien ou Stephen Calloway qui pose en Oscar Wilde de la décoration.
« Les dandys, de leur autorité privée, posent une règle au-dessus de celle qui régit les cercles les plus aristocratiques, les plus attachés à la tradition, et par la plaisanterie qui est un acide, et par la grâce qui est un fondant, ils parviennent à faire admettre cette règle mobile qui n’est, en fin de compte, que l’audace de leur propre personnalité », écrivait Barbey d’Aurevilly en 1845. À travers ce jugement, il évoquait bien sûr la grande figure de George Bryan Brummel, en exil volontaire sur nos rivages après sa brouille avec le Prince de Galles. Sans doute inspiré par cet élégant modèle, le Californien Dennis Severs est venu s’installer dans une maison géorgienne de l’East End, devenu depuis – et bien malgré lui – l’un des quartiers les mieux fréquentés de Londres. Il n’a pas voulu la meubler autrement qu’en son décor original, ce qui est déjà de fort bon goût. Cela encore était insuffisant. Pour célébrer les cuivres et les acajous, le cristal des lustres et les étagères couvertes de faïences, la table dressée et la vaisselle ancienne, il a choisi de renoncer à l’électricité, préférant éclairer à l’aide de dizaines de bougies ce qu’est devenue cette belle habitation plantée au cœur de Spitalfields : la scène d’un théâtre habité. Dennis Severs, qui vit là depuis trente ans, reçoit les visiteurs poussés par la curiosité. Pas n’importe quand : le premier dimanche du mois, de 14 à 17 heures, et le premier lundi, après la tombée de la nuit, lorsque sonne l’heure d’allumer les bougies. En parfait dandy, le maître de maison s’arrange évidemment pour ne pas être vu. Qu’en serait-il de la légende ? Que resterait-il du mystère ? Ne convient-il pas de « produire la surprise en gardant l’impassibilité ? ».
La reconnaissance de la gentry
Le système de classe très rigide qui structure la société anglaise ne laisse que peu d’occasions de manifester une existence originale. La plupart du temps, l’on est contraint par naissance, éducation, langage même, à demeurer à l’intérieur d’un groupe social défini par ses codes, ses clubs, son accent, ses lieux d’habitation et de villégiature. Transcender ces barrières exige de la fortune, voire de la notoriété. Deux choses que l’on ne peut guère obtenir par un cheminement classique. Pour s’attirer la reconnaissance de la gentry, sans même parler de son approbation, il est devenu nécessaire de parvenir à une réussite incontestable dans l’un des trois domaines jadis considérés comme équivoques : le sport, les affaires, le spectacle. Ce qui, dans presque tous les cas, implique une certaine forme d’extravagance. A fortiori si l’on est étranger, dans ce pays peu porté sur la xénophilie. De son côté Christophe Gollut, décorateur d’origine helvétique, a choisi de s’installer à Londres parce que « chacun y trouve un groupe social à sa convenance... Londres vous laisse vivre comme vous voulez. Vous pouvez sortir tous les soirs de la semaine ou rester complètement à l’écart de la société. Tout le monde s’en moque. Dans d’autres villes, si vous disparaissez pendant deux semaines, on pense que vous êtes mort et on vous raye des carnets d’adresses sans arrière-pensée ». Bien entendu, Christophe Gollut a décoré son propre appartement en songeant à Oscar Wilde. Celui-ci n’affirmait-il pas que « toute vulgarité est un crime ? ».
Provocation ou dandysme ?
Que penserait-il aujourd’hui de cet étalage de provocations diverses, qui voudraient passer pour du dandysme, alors qu’elles en sont l’extrême opposé ? À l’heure de la société du spectacle, le fameux « paraître, c’est être » a pris une tournure radicalement... spectaculaire. Tout cela, bien entendu, est de la faute au rock’n’roll. En 1965, le besoin de provoquer un choc – clé d’un succès populaire, donc commercial – passe par une coupe de cheveux plus longue que la moyenne, un costume étroit et, comble d’outrage, l’adoption d’accents et d’expressions idiomatiques propres aux ghettos noirs du Bronx et de Chicago. En cela, Mick Jagger se comporte de manière tout à fait extravagante, puisque dans son monde, l’on juge les origines sociales à la manière de prononcer les mots, de diphtonguer, ou non, les syllabes. Les Rolling Stones, notamment Brian Jones, photographiés par Gered Mankowicz pour la pochette de l’album Between the buttons, veulent laisser l’impression qu’ils incarnent la nouvelle noblesse britannique – ce que les critiques de l’époque appelleront la « rock royalty ». Peu importent, dès lors, les origines, puisque seule compte la manifestation d’une originalité résolument parée des attributs d’une avant-garde artistique. Passé le choc de l’ambivalence sexuelle incarnée par son personnage de Ziggy Stardust, David Bowie se souviendra que « la véritable élégance est celle qui ne se remarque pas » et s’habillera comme le « mince duc blanc » qu’il a toujours rêvé d’être. Fils de mineur, Bryan Ferry n’oublie pas de mettre un « y » à son prénom, en discret hommage à Brummel. Habillé comme un Lord, il incarne ce désir impossible qu’ont certains hommes britanniques de faire bonne figure à la Cour, d’être au moins présenté au Prince de Galles ou à l’un de ses cousins. Ou à défaut, d’être admis dans un bon club de Mayfair. Ce que les frétillants yuppies de la City sont loin de pouvoir obtenir, à leur grand dam. Faute de quoi, ils se sont mis à créer une société à leur image : flashy, speedée, avide et dépensière. S’y distinguer oblige la plupart du temps à passer outre les canons du dandysme établis par Brummel, Byron ou Wilde. Les brokers de la City ne pourraient guère en effet s’accomoder de cette définition offerte par Barbey d’Aurevilly : « Le calme du dandysme est la pose d’un esprit qui doit avoir fait le tour de beaucoup d’idées et qui est trop dégoûté pour s’animer. »
Un soupçon d’extravagance
Ceci ne saurait exclure la saine recherche d’un soupçon d’extravagance dans l’art de vivre. Ou de survivre au sein d’un monde pétri de conventions. Jarvis Cocker, chanteur et leader du groupe Pulp, incarne cette distance affectée qui peut à la fois passer pour outrageuse ou élégante, selon le point de vue que l’on adopte. Tout le problème de la néo-bourgeoisie affairiste est de parvenir à cette affectation. Elle y réussit grâce à l’imagination, et à l’humour, des nouveaux maîtres de la couture masculine, installés comme leurs prédécesseurs dans le quartier de Savile Row : Oswald Boateng, Timothy Everest, Richard James, Mark Powell... Leurs costumes ont l’apparence d’un respectable classicisme. Seuls les initiés relèveront le détail qui change tout – un poignet de chemise, une doublure de veste, un pli de pantalon, une couleur, une matière, offrant un léger décalage annonciateur de turpitudes plus secrètes. Des créateurs formés dans les art-schools ou mieux, à la fameuse Saint-Martin School of Design, ont insufflé leur énergie rock’n’rollienne à une industrie de la couture qui a prospéré sur ce besoin de se distinguer du voisin – tout en lui adressant un clin d’œil, un signe de reconnaissance, voire une demande d’attention. Ce furent, dans les années 60, la coquine invention de la mini-jupe par Mary Quant et les variations sur le thème de la bohême chic par Ossie Clark. Dix ans plus tard, Vivienne Westwood crée un véritable mouvement en lacérant quelques T-shirts. Le vêtement troué devient alors le comble du chic. Encore faut-il savoir où placer la déchirure. Pam Hogg, Zandra Rhodes présentent des collections de prêt-à-porter artistiquement découpé. Tandis que Westwood, dans une nouvelle volte-face, s’affirme bientôt royaliste et propose des modèles de plus en plus évocateurs du tournant du siècle, avec corsets, faux-culs, semelles vertigineuses – tout un arsenal d’oppression des femmes, tourné en dérison, traité au vingt-cinquième degré. Alexander McQueen incarne plus qu’aucun autre aujourd’hui ce besoin d’exister, en toute originalité, au cœur d’une société dynamique engagée dans une lutte permanente contre les poncifs en tous genres. Son souci de redéfinir la beauté, en brouillant cartes et concepts, passe par des manifestations que l’on jugerait chez nous d’un parfait mauvais goût (faut-il, pour paraphraser Guizot, décréter comme McQueen que lorsqu’on a du goût, il est toujours mauvais ?). Récemment, il faisait porter ses modèles dans les pages du magazine hyper-classe Dazed and Confused par des handicapés.
« Ce qui fait le dandy, c’est l’indépendance » déclare Barbey d’Aurevilly. Et que devient l’indépendance lorsque le look impose sa dictature ? Elle disparaît pour laisser place à un nouveau conformisme, comme ces comportements tribaux où disparaît l’identité, où se concasse la personnalité, où se ratiboise l’élégante originalité. Dans la surenchère du délire, plaisant à regarder ou à prendre en photo comme un trait folklorique (ah, ces Anglais !), disparaît petit à petit l’esprit du dandysme, cet art de l’intelligence et du quant-à-soi. Oscar Wilde ne serait pas le dernier à le regretter, lui qui n’hésitait pas à dire : « L’avenir appartient au dandy. Les gens aux goûts exquis dirigeront le monde. » Sans doute ceux-là préfèrent-ils cultiver leur extravagance – un mode de vie hors du sens commun – loin des pages de mode branchées et des rubriques « people ». Peu leur importent les poses et les attitudes. Dans leurs maisons, ces lieux du secret où se manifestent clairement leur goût de l’indépendance et leur talent d’originaux, ne pénètrent que les intimes. Rompus aux usages, ces derniers feront comme s’ils ne remarquaient rien d’extraordinaire.
Karen Howes et Simon Upton, L’art de vivre à Londres, éd. Flammarion, 224 p., 295 F.
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Eccentric London
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°504 du 1 mars 1999, avec le titre suivant : Eccentric London