De la pluie mais aussi quelques vagues éclaircies ont marqué le vernissage de ce très grand raout désormais traditionnel qui attire à Cassel, en Allemagne, tous les cinq ans, l’intégrale des acteurs de la promotion de l’art contemporain de par le monde. Rapide billet d’humeur au retour de la visite.
Pour les habitués, la première surprise fut d’apprendre qu’aux espaces bien connus, le Fridericianum, la documenta-Halle, l’Orangerie, la KulturBahnhof, il s’en est ajouté un nouveau, une ancienne brasserie désaffectée, la Binding Brauerei, devenue le lieu dont le gabarit dépasse largement tous les autres. La documenta 11, comme la précédente d’ailleurs, a fait beaucoup parler d’elle avant le jour du vernissage. Ce fut d’abord la personnalité du commissaire, un choix fortement contextuel car, pour la première fois, le cercle habituel des professionnels des grandes institutions muséales fut brisé et la mission confiée à un Américain, Okwui Enwezor, d’origine nigérienne, poète, critique d’art et commissaire d’exposition free-lance. Eduqué aux Etats-Unis mais affichant des positions bien comprises que les milieux universitaires, américains en particulier, véhiculent fortement depuis bon nombre d’années, ses promesses d’ouverture avaient de quoi attirer le chaland. Lui et ses colistiers (Sarat Maharaj, Octavio Zaya, Suzanne Ghez, Ute Meta Bauer, Michael Nash, Carlos Basualdo) nous avaient promis une version véritablement métissée, multiculturelle et post-coloniale dans le sens le mieux compris de la mondialisation, par le biais de l’hybridation, du mélange et de la « contamination ». Première impression à chaud : l’écueil facile de l’exotisme mal tempéré fut soigneusement évité. Et pourtant, certains acteurs de feu les « Magiciens de la terre » étaient à nouveau présents, mais sans le label partage d’exotismes. Une fois les espaces d’exposition parcourus, le sentiment qui prévalait par rapport à cette dernière « plate-forme » (1) , la cinquième, était d’être face à un ensemble soutenu historiquement par des piliers incontournables mais liés exclusivement à une version historique et plus que jamais occidentalo-centriste de l’avant-garde conceptuelle. Les commissaires avaient d’ailleurs affiché d’emblée la couleur en parlant d’une consolidation globale et institutionnelle. Et la démonstration en a été faite de manière muséale et avantageuse, mais il est vrai sans surprises. Ainsi, au Fridericianum, Hanne Darboven a même retrouvé l’emplacement qui fut le sien lors d’une précédente édition. On Kawara a mis en place la version sonore et live de son mythique Million d’années avec une installation d’une grande pureté. Dans une cage en verre, très minimaliste, deux personnes se succèdent tout au long de la manifestation pour prononcer la litanie du temps, des chiffres correspondant aux années écoulées et à venir, une scansion inéluctable mais d’un pouvoir symbolique irréductible. Sur place brillaient aussi Jeff Wall, avec une image encaissée intitulée L’Homme invisible, où un intérieur rempli d’ampoules et gardé dans l’obscurité se rallumait de temps en temps, faisant découvrir un personnage assis ; Jeff Geys, avec un film noir et blanc d’une durée de 36h qui recense d’une façon obsessionnelle toutes les photos prises par l’artiste depuis quarante ans ; Stan Douglas et James Coleman. Deux artistes d’une autre génération, aussi connus, fournissent des prestations remarquables. Maria Eichorn a créé pour l’événement une société par actions mais dont le capital, par un jeu de cessions, ne permet pas de gain ; ce qui aboutit en fin de compte à l’annihilation de l’idée même de propriété. Ainsi les outils capitalistiques sont-ils pris à leur propre piège, et un ancien routier du politiquement correct, Alfredo Jaar, surprend par une qualité incontestable et finement agencée de son installation très suggestive. La Belge Joelle Tuerlincks et la Croate Sanja Ivekovic font preuve de beaucoup de pertinence, l’une dans l’idée de gestion du temps et de l’espace, l’autre dans le militantisme féministe et politique, puissant et révélateur. Deux autres vieux routiers des avant-gardes historiques, Adrian Piper, la militante noire, et Victor Grippo, figure de proue de l’art latino-américain, ont des prestations moins convaincantes. Fiona Tan, Chantal Akerman et Shirin Neshat restent dans le registre du déjà-vu et ne semblent pas très inspirées cette fois-ci, tandis que l’installation de Mona Hatoum fonctionne puissamment. Dans la Binding Brauerei se succèdent les anciens, tels Louise Bourgeois, Ivan Kozaric et Joan Jonas que tout un monde sépare, puis, au fil des salles, une certaine confusion me tenaille car les rapprochements fortuits font surgir pas mal de questions d’ordre référentiel comme par exemple la proximité du peintre suédois Cecilia Edefalk avec Yona Friedman. Steve McQueen fait à nouveau la preuve de son très grand talent et de son intelligence, de même que la Finlandaise Eija-Liisa Ahtila, tandis que William Kentridge apparaît comme engoncé dans son formalisme. Du côté français, Annette Messager déploie une très belle installation avec des poupées-pantins animées dont le vocabulaire est d’une maturité à toute épreuve. Pierre Huyghe déconstruit à sa brillante manière le hip-hop et la dialectique du jazz, et dans l’immense parc de l’Orangerie, Dominique Gonzalez-Foerster réussit son formidable jardin dans le jardin, miroir et mise en abyme à la fois, d’un Babylone paysager. Toujours dans son registre généreux et activiste, Thomas Hirschhorn s’est installé pour toute la période de la manifestation dans un quartier défavorisé, où il a mis en place des mini-maisons de la Culture avec studio TV, bibliothèque, monument et cafétéria. La liste exhaustive des prestations réussies ou moins abouties serait trop longue pour ce billet d’humeur. Plusieurs constats après coup me viennent à l’esprit. Je suis venu à Cassel avec des espoirs et des attentes. Je suis reparti plutôt insatisfait, non pas parce que je n’ai pas vu de belles choses, mais parce qu’en termes d’avancée, les réalisations m’ont semblées être des versions différentes de démarches connues et reconnues. L’événement tout entier m’a paru formaté avec des arrières pensées académiques et sans prise de risque, ne laissant pas une vraie place à des ruptures ou des partis pris hors normes. Il m’a même semblé malheureusement qu’il y avait la tradition radicale occidentale et que le reste fonctionnait comme un alibi avec des solutions formelles et conceptuelles faibles mais partisanes et connotées politiquement.
(1) Il y en a eu quatre au préalable dans différentes villes du monde sous la forme de débats et colloques aux sujets divers mais bien choisis.
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Documenta 11e du nom
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Abonnez-vous dès 1 €Documenta 11 a été conçue comme une constellation. Elle se répartit en cinq plates-formes sur quatre continents et s’étend sur une durée de 18 mois, de mars 2001 à septembre 2002. La partie réservée à Cassel est donc la 5e plate-forme de la manifestation. Elle présente durant 100 jours les œuvres de 116 artistes, pour la majorité des créations. L’espace d’exposition comprend, outre le Musée Fridericianum, l’Orangerie, la documenta-Halle et la KulturBahnhof, l’ancienne brasserie Binding.
Documenta 11, Friedrichsplatz 18, 34117 Cassel, tél. 49 561 70 72 70 ou www.documenta.de Jusqu’au 15 septembre. Horaires : tous les jours de 10h à 20h.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Documenta 11e du nom