Restée secrète jusqu’en 1999, découverte à Berlin, Venise et Madrid, exposée à Paris ce mois-ci, la collection de Jan et Marie-Anne Krugier reflète une passion obsessionnelle pour le dessin. Du XVe au XXe siècle, l’exposition réunit les plus belles feuilles choisies parmi près de 400
et invite à un dialogue intime avec les plus grands maîtres de l’art.
Une lampe allumée dans la nuit. Un homme ne dort pas, oppressé par ses fantômes, par ses souvenirs des camps d’Auschwitz et de Bergen-Belsen, où il fut enfermé à l’âge de 13 ans et d’où ses parents, son frère, ne sont jamais revenus. Cet homme est Jan Krugier, marchand d’art bien connu. Il vit à Genève. Il pense à son ami Primo Levi, comme lui rescapé des camps de la mort, le grand Primo Levi, qui après avoir écrit des livres inoubliables, s’est laissé rattraper par l’indicible, et a mis fin à ses jours, le 11 avril 1987. Il pense à son ami Alberto Giacometti qui un jour l’a gentiment persuadé de renoncer à la peinture, et incité à ouvrir une galerie. « Devant la toile blanche, je ressassais un monologue oppressant. En passant de l’autre côté, j’ai retrouvé cette puissance de dialogue extraordinaire qu’engendre l’art. » Giacometti fut bon conseiller, si l’on en juge par la formidable réussite du galeriste-marchand Jan Krugier. Lorsque ses souvenirs l’empêchent de dormir, l’homme sort quelques dessins de leur carton et les regarde. C’est ainsi que se noue le plus intime des dialogues : dans le silence et la solitude, sous le faisceau d’une lampe. C’est ainsi que Jan Krugier exorcise ses vieux démons, en dialoguant avec les maîtres de l’art. Acheter et vendre la peinture moderne ne lui a plus suffi. Pour approfondir le dialogue, il lui a fallu collectionner, et plutôt que des peintures, des dessins. C’est dans le dessin qu’une pensée artistique advient dans toute sa clarté et son trouble, c’est là qu’afflue, tout vif, le sens d’une représentation, avant que l’œuvre finie – peinte – n’entre elle-même en représentation. Avec le dessin, « on entre de façon bouleversante dans l’intimité de l’artiste », dit Jan Krugier. « Les dessins sont les plus hauts exemples de la main de l’artiste, la plus haute expression de l’âme. C’est pourquoi je les collectionne de manière quasi obsessionnelle. Autrement, je n’aurais pas survécu. » Depuis une trentaine d’années, Jan Krugier et sa femme Marie-Anne Krugier-Poniatowsky ont réuni quelque 400 feuilles.
Le meilleur de chaque maître
Cette collection exceptionnelle à bien des égards n’avait nullement vocation à être rendue publique, jusqu’au jour où Krugier s’est laissé persuader de l’exposer. C’était à Berlin, en 1999. Ce geste prenait valeur de réconciliation et d’hommage : « cette exposition est dédiée à mes parents, à mon frère, et à toutes les victimes de la Shoah. Ainsi qu’à tous ceux qui ont survécu et sont maintenant prisonniers de leur mémoire ». La collection fit ensuite étape à Venise, Madrid et Genève, avec à chaque fois une présentation et un titre nouveaux. « La qualité d’une œuvre est comme celle d’un être humain : elle vous saute à la figure », dit Marie-Anne Krugier-Poniatowsky. Le choix d’un dessin résulte donc ici d’une véritable rencontre, du choc des subjectivités actives de part et d’autre. Le critère le plus constant pour ces collectionneurs, par-delà l’excellence formelle – ligne, ombre et lumière – est que l’œuvre doit être habitée. Le plus remarquable dans cette collection, en effet, c’est moins d’y trouver tous les grands noms de la peinture occidentale, de Bellini à Giacometti, que de constater qu’à chaque fois, ce qui est recherché, c’est le meilleur, le plus caractéristique, en un mot ce en quoi chacun de ces maîtres est unique. Ainsi des études de Tintoret avec ces musculatures bosselées en « sac de noix », boucles d’une écriture circulant sous la peau, bouillonnements internes de cette énergie qui dans les grandes toiles propulse les figures dans l’espace, tels des bolides ; ainsi de cet Homme assis de Pontormo, véritable bombe d’érotisme et de morbidité, qui à lui seul résume la fascinante personnalité du Florentin. Ainsi de ces Rembrandt faits de trois coups de plume et de pinceau jetés dans la profondeur blanche du papier, qui montrent un moment du destin des hommes : événement moral, miracle de présence, vulnérabilité de l’être. Et que dire de ces Poussin, de ces Callot, de cette grouillante Parade de Daumier, sinon qu’ils portent à un degré suprême la singularité de leur auteur. Les œuvres dans leur grande majorité, et la collection elle-même, sont aussi habitées dans le sens où elles privilégient la figure humaine, corps et visages. Il est amusant de penser que même le plus beau paysage de la collection, un pastel fameux de Degas, fut d’abord, on le sait, une figure de femme... Mais la collection vaut aussi par les ensembles parfois considérables d’œuvres d’un même artiste. Car il ne s’agit pas d’aligner les échantillons prestigieux, mais d’approfondir le dialogue, enrichir la relation, comme avec une personne de qualité. Les plus importants de ces ensembles concernent des artistes des XIXe et XXe siècles, périodes de prédilection de Jan Krugier : Goya, Géricault, Delacroix, Ingres, Degas, Cézanne, Seurat, Klee, Picasso. L’on ne saurait s’étonner de voir Goya en bonne place, représenté par cinq feuilles où éclate la fulgurance sèche de son dessin. Comment Krugier serait-il passé à côté du peintre le plus extralucide de l’ère moderne, celui qui a vu et montré le mal absolu, et les soubresauts sublimes et absurdes de la conscience brûlée à vif. « J’aime les peintres qui se confrontent avec la part obscure de l’existence : en ce sens Picasso peut donner la main à Michel-Ange, et Rembrandt à Goya ». Pour cette part obscure qui détermine en partie sa collection, Jan Krugier aurait aussi pu citer Géricault dont il possède un ensemble d’œuvres majeures, pour la plupart célèbres, et qui illustrent plusieurs facettes de son génie : l’interprétation dramatisée des thèmes classiques (La Procession de Silène ), le paysage (Vue des collines de Montmartre) et enfin le drame contemporain auquel il confère une dimension épique (Les Conspirateurs , Le Radeau de la Méduse ).
En quête du fil magique
D’un dessin à l’autre, Jan Krugier cherche « le fil magique » qui réunit certains artistes à travers les siècles, le fil d’un dialogue entre les œuvres, qui l’assure de la pérennité d’une mémoire, de la transmission d’un flambeau dont il est mieux placé que personne pour craindre qu’il ne s’éteigne. Cette mémoire est porteuse de l’antique interrogation sur l’être qui traverse le meilleur de l’art et de la littérature, et sans laquelle la pensée s’érige en catastrophe. Ce fil est parfois bien visible, comme celui qui court de Poussin à Seurat, ou d’Ingres à Picasso en passant par Degas. Il est parfois plus imprévu, lorsqu’il relie, par exemple, Pontormo à Giacometti. Ou lorsqu’il échappe aux analogies formelles. Ainsi, à quoi relier une œuvre aussi atypique et mystérieusement solitaire que ce Mendiant hindou de Seurat dont la totale étrangeté tient sans doute à l’alliage d’un genre bien ancré dans notre tradition, l’académie, en l’occurrence magistrale, et de la pure altérité du modèle ? A quoi, sinon, précisément, à cette altérité qui éclate de visage en visage, d’un corps à l’autre, et plus fondamentalement d’un artiste à l’autre, chacun faisant surgir, pour reprendre les métaphores de Marcel Proust, les visions d’une planète inconnue, ou le son d’une voix unique ? Ce « fil magique » qui relie les œuvres à travers les siècles dessine quelque chose comme la part intemporelle de l’art, ou encore un « regard hors du temps », « The Timeless eye » pour reprendre le titre de l’exposition de Venise. Pour Jan Krugier, mieux que les tableaux « trop maquillés, trop finis », c’est le dessin qui est timeless, c’est lui qui maintient le dialogue ouvert, et c’est en lui que se manifeste, en amont d’une formalisation définitive et du gommage plus ou moins grand de la subjectivité, le cri. « Je suis passionné par le dessin parce que c’est le cri, le premier cri... » Hors, « le cri touche à la peine ou au sacré... » La part intemporelle de l’art tiendrait à cette dimension à la fois viscérale et métaphysique que Krugier regrette de ne pas trouver dans l’art contemporain, selon lui trop soucieux de la mode, et pour cette raison absent de sa collection. On l’aura compris, la création artistique est ici investie des plus hautes valeurs et des plus grands espoirs, elle est même porteuse d’une utopie grandiose pour cet homme qui, du fond du cœur, pense que « seule la beauté peut sauver le monde ». Quand il dit qu’il veut partager, ce n’est pas seulement de ses trésors qu’il parle, mais de son émotion, de ses rencontres avec les œuvres, de sa croyance en ce salut. Aussi, lorsqu’à notre tour nous découvrirons ces précieuses feuilles dont la qualité « saute à la figure », lorsque nous recréerons, de l’une à l’autre, le « fil magique » de la mémoire qui sauve, sans doute percevrons-nous, invisible et persistant jusqu’à nous, le faisceau de la lampe allumée dans la nuit.
- L’exposition
Ce sont 180 dessins de la collection de Jan Krugier et de son épouse Marie-Anne Poniatowski, couvrant cinq siècles d’art occidental qui sont montrés ici. Après Berlin, Venise et Madrid et avant un périple américain et asiatique prévu en 2003, le Musée Jacquemart-André rend hommage à une passion privée qui rassemble, depuis 30 ans, des dessins, connus ou méconnus, du XVe au XXe siècle. On y verra des dessins de Carpaccio, Gentile Bellini, Benozzo Gozzoli, Dürer, Veronese, Rembrandt, Poussin, Rubens, Turner, Monet, Renoir, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Degas, Giacometti...
« La passion du dessin. Collection Jan et Marie-Anne Krugier-Poniatowski », Musée Jacquemart-André, 158, bd Haussmann, 75008 Paris, tél. 01 45 62 11 59 ou www.musee-jacquemart-andre.com Jusqu’au 30 juin. Horaires :
tous les jours, toute l’année, de 10h à 18h.
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Dessins d’une passion
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°535 du 1 avril 2002, avec le titre suivant : Dessins d’une passion