Des dons, des donations, des legs, des dations : l’arsenal des libéralités dont bénéficient les musées en matière d’acquisition d’œuvres d’art est varié. Le premier d’entre eux, le Musée national d’Art moderne, célèbre l’action en ce domaine des fondations Scaler et Clarence-Westbury. Entretien avec son directeur, Alfred Pacquement, en forme d’hommage à ces donateurs trop souvent mal connus.
Le public n’est pas toujours au fait de ces différentes procédures. Qu’est-ce ce qui les distingue ?
Si les moyens que leur accorde l’Etat pour acquérir des œuvres permettent aux musées nationaux de constituer des collections, ceux-ci bénéficient par ailleurs de la générosité de toutes sortes de donateurs qui n’ont cessé au cours des siècles de les enrichir. La plupart des œuvres qui sont entrées au Musée national d’Art moderne au moment de sa création par Jean Cassou ont été données par des artistes, des familles d’artistes, des collectionneurs et autres personnes privées ou morales. Cette pratique du don, qui perdure toujours, relève de la volonté de faire preuve de solidarité avec notre vocation patrimoniale ; nous examinons alors la proposition selon un processus qui est général à l’ensemble de nos acquisitions.
Quel en est le déroulement ?
Tous les projets d’acquisition font l’objet d’un premier examen au sein d’une commission présidée par le directeur du musée et composée de l’ensemble des conservateurs. On y fait le point sur tout ce qui est envisagé, puis une seconde commission – dite d’acquisition – comprenant des personnalités extérieures se réunit pour décider des propositions à retenir.
Tous les dons sont-ils acceptés ?
Tous, non, mais la plupart d’autant que toute proposition fait ordinairement l’objet d’une discussion préalable avec les futurs donateurs. Les dons qui sont refusés le sont généralement parce qu’ils n’entrent pas dans la ligne directrice de la collection. Outre les personnes privées, les dons peuvent être le fait de personnes morales comme une fondation, une entreprise – ainsi du don que nous avons récemment reçu du Modulor de Le Corbusier par le Crédit immobilier de France – ou comme la Société des amis du musée dont la vocation est d’aider le musée à nourrir sa collection.
Qu’est-ce qui fait la différence entre don et donation ?
C’est presque la même chose sauf qu’une donation passe par un acte notarié et s’accompagne parfois d’un certain nombre de clauses qui sont discutées en amont entre le musée et le donateur. Dans le passé, ces clauses ont été relativement contraignantes mais, aujourd’hui, c’est tout à fait exceptionnel. Le musée ne peut pas s’exposer à des contraintes particulières par rapport à ce qu’il reçoit parce que, l’espace étant ce qu’il est, il n’a pas vocation à montrer les mêmes collections en permanence. Certains dons qui se font sous forme de donation peuvent l’être sous réserve d’usufruit, c’est-à-dire que le propriétaire en garde l’usage jusqu’au jour où lui-même ou ses héritiers décident de les remettre à l’institution. C’est le cas du très beau Jawlensky donné au musée par Robert Haas, désormais accroché sur les cimaises.
Qu’en est-il de la procédure du legs ?
Le legs est un acte post-mortem si bien qu’il n’est pas toujours connu avant même qu’il ne se produise, le défunt ayant pris soin de coucher sur son testament ses désirs sans qu’il les ait toujours explicités de son vivant. Il y a ainsi parfois d’heureuses surprises. L’un des legs les plus importants que le musée ait reçu a été celui de Georges Salles, ancien directeur des Musées de France. Il y a aussi bien sûr le legs par Brancusi de son atelier. La procédure du legs est aujourd’hui assez rare, disputée qu’elle est par le principe de la dation.
Quel avantage celle-ci présente-t-elle ?
La dation est un moyen de paiement des droits de succession ou de l’impôt de solidarité sur la fortune sous la forme d’œuvres d’art ou autres objets dont la valeur patrimoniale a été jugée comme telle. En cela, les dations sont soumises à l’appréciation d’une commission spécifique composée de représentants des ministères de la Culture et de l’Economie et du Budget, présidée par Jean-Pierre Changeux.
Intitulée « La culture pour vivre », l’une des expositions que l’on peut voir actuellement au musée est consacrée aux donations faites par les fondations Scaler et Clarence-Westbury. Quel en est exactement le propos ?
En matière de donations, ces deux fondations se sont montrées d’une telle générosité vis-à-vis du musée qu’il m’a semblé nécessaire de leur rendre hommage en réunissant l’ensemble des œuvres qu’elles nous avaient données afin que le public sache à qui il devait de pouvoir les admirer. Ces deux fondations sont américaines et ont été créées par les deux branches d’une même famille française. La Fondation Scaler a été créée par Eric et Sylvie Boissonnas dans les années 1950 et elle est aujourd’hui gérée par leurs enfants. Sylvie Boissonnas, qui est aujourd’hui décédée et qui a été présidente de la Société des amis du musée de 1980 à 1987, a été avec son mari – et cela de façon extrêmement discrète – l’un des plus importants mécènes du musée depuis l’ouverture du Centre Pompidou il y a 25 ans. L’ensemble des œuvres qui ont été acquises par la Fondation Scaler ou avec son soutien est éblouissant. Ce sont chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre qui, pour certains d’entre eux, seraient aujourd’hui tout à fait inaccessibles. C’est le cas parmi d’autres de tableaux comme la Croix noire de Malevitch ou New York City de Mondrian. La Fondation Clarence-Westbury, quant à elle, a été créée au début des années 80 par Jacques Boissonnas, le fils d’Eric et de Sylvie Boissonnas. Si sa vocation initiale était à dominante sociale, elle a élargi son action pour soutenir le musée dans le domaine du design auquel son fondateur porte un intérêt particulier. C’est ainsi que nous avons notamment enrichi nos collections de pièces majeures comme des fauteuils de Rietveld et des meubles de Sottsass.
A quoi correspondent ces deux noms de « Scaler » et de « Clarence-Westbury » ?
Le nom de Scaler est constitué des initiales des mots Science, Culture, Art, Littérature, Education et Religion ; ce sont là autant de champs d’activités qui étaient chers à Eric et Sylvie Boissonnas. Le nom de Clarence-Westbury ne réfère en revanche à rien de concret ; c’est un simple jeu de consonances voulu par son fondateur.
A considérer les œuvres données par ces fondations, on observe qu’elles ont été choisies de façon à combler certaines lacunes des collections du musée. Quelles relations l’institution entretient-elle avec ces fondations et comment celles-ci procèdent-elles pour satisfaire à ses attentes ?
Ce qui est le plus remarquable dans la démarche de ces fondations, c’est que la plupart de ces œuvres ne leur appartenaient pas. Leur action est essentiellement de nous aider à en acquérir et c’est sur l’incitation du directeur du musée – jadis Pontus Hulten, Dominique Bozo, Germain Viatte, aujourd’hui moi-même – qu’elles agissent. Quand ce dernier a repéré telle ou telle œuvre dont l’achat n’est pas envisageable avec les seuls subsides de l’Etat, il prévient le généreux donateur qu’il y a là l’occasion d’un enrichissement qu’il ne faut pas manquer. Un échange s’instaure qui se conclue le plus souvent par un don, le donateur aidant le musée à acquérir l’œuvre soit en totalité, soit partiellement.
Cela ne doit pas toujours être partie gagnée !
Je me souviens de Dominique Bozo qui nous présentait un jour le Portrait de Greta Prozor de Matisse, un plâtre de Giacometti et le New York City de Mondrian, c’est-à-dire trois chefs-d’œuvre absolus du XXe siècle, rêvant de façon totalement insensée, utopique, comme un bon directeur de musée doit l’être, pour essayer de capter l’une ou l’autre de ces œuvres et – pourquoi pas ? – toutes. Finalement, les trois sont entrées dans la collection et cela grâce à la Fondation Scaler ! C’est dire la dette immense qu’on lui doit.
Vous dites vous-même que les œuvres que l’on peut voir dans cette exposition composent comme « un musée dans le musée ». Qu’entendez-vous souligner par là ?
Tout d’abord qu’elles sont exceptionnelles mais aussi qu’elles ne proviennent pas de l’idée d’une collection constituée préalablement par quelqu’un qui aurait imposé un regard. Ces œuvres ont été acquises au fil du temps dans cette relation d’échange entre les donateurs et les responsables du musée. Ceci explique pourquoi ce prodigieux ensemble n’est pas fait de lots autour d’artistes – comme c’est le cas par exemple des donations Cordier ou Louise et Michel Leiris – mais d’œuvres ponctuelles. Si certaines relèvent d’un choix très personnel de Sylvie Boissonnas ou de ses enfants, comme ces trois peintures d’artistes femmes – Aurélie Nemours, Geneviève Asse et Catherine Lopes-Curval – qu’a souhaité donner Catherine Boissonnas-Coste, c’est le musée dans la totalité des cas qui a sollicité les fondations par rapport aux enrichissements souhaités pour la collection.
Si le musée n’a pas su en d’autres temps retenir Les Demoiselles d’Avignon de Picasso, les laissant partir en Amérique, il a la chance d’avoir mis tout récemment la main sur le Grand nu de Braque, une œuvre tout aussi considérable de la période cubiste.
Là, il ne s’agit plus de donation mais des conséquences de la dation et c’est tout l’avantage de cette procédure. Le tableau était resté en main d’Alex Maguy Glass, un grand marchand de tableaux dont le rôle a été très actif dans les années 1950. Avec trois autres œuvres tout aussi remarquables, de Picasso, de Matisse et de Modigliani, ce tableau qui faisait partie de sa collection personnelle vient donc surseoir aux droits de sa succession. Les collections du Musée national d’Art moderne s’enrichissent là d’un nouveau chef-d’œuvre.
L’exposition « La culture pour vivre, de Georges Braque à Aurélie Nemours : donations des Fondations Scaler et Clarence-Westbury » est ouverte jusqu’au 30 décembre. Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, 19, rue Beaubourg, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Des cadeaux pour le Centre Pompidou