La critique d’art, institutionnelle ou non, publique ou non, est un exercice à part entière, une rencontre entre deux individualités. Mais, au fil des siècles, face à une altération des canons traditionnels de la beauté et au décloisonnement des pratiques artistiques, elle se formule autrement.
Définir la critique d’art est un exercice périlleux où il s’agirait de « manœuvrer » avec des définitions et des notions délicates.
L’histoire de l’art nécessite l’intervention d’un jugement médiat et rétrospectif sur l’œuvre. Le constat d’une évolution implique que le temps historique ait droit de cité, ait fait son œuvre, que le présent décrypte le passé. La critique d’art – quant à elle – pourrait s’envisager comme un propos tenu sur la contemporanéité de l’art.
La disjonction entre critique d’art et histoire de l’art existe. Mais elle n’implique pas nécessairement un cloisonnement. La conjugaison des deux pratiques est non seulement possible, mais peut-être souhaitable.
Sont critiques d’art « ceux qui écrivent sur l’art qui leur est contemporain ». Cette définition qui est celle des Archives de la critique d’art, qui siègent à Châteaugiron en Ille-et-Vilaine est certainement la plus juste et la plus valide, car peut-être la plus sage. La critique d’art, institutionnelle ou non, publique ou non, est un exercice à part entière. Le défi auquel elle doit aujourd’hui s’affronter est le décloisonnement des pratiques artistiques, des genres et des catégories esthétiques traditionnelles.
La naissance de la critique d’art : ses lieux, ses organes, son statut
Si l’on fait, à juste titre, remonter la naissance de la critique d’art, en tant que genre à part entière à Diderot, il ne faut pas mésestimer l’importance de ce qui le précéda et précisément le discours philosophique qui, de Platon à Kant en passant par Vincent de Beauvais, définit les principes du « jugement esthétique », parent philosophique du discours à l’œuvre dans la critique d’art.
Diderot, s’il consacre un genre inédit en se faisant le commentateur critique de l’art de son temps, ne peut pour autant être considéré comme l’initiateur des écrits sur l’art. Platon (avec notamment sa République), Aristote (avec sa Politique), Xénocrate, Douris de Samos et plus tard Pétrarque ou Fazio : nombreux furent les philosophes à consacrer des passages à l’Art. Condamné à la mimesis, devant être nécessairement moral et élévateur, l’art est convoqué comme le maillon d’une chaîne verticale et systémique tendant au Vrai, à la Beauté et au Bien. L’idéalisme qui articule la pensée de l’art le condamne à n’être précisément qu’une idée. Ni œuvre, ni artiste. Un art vierge de tout acte créateur. L’œuvre a une fonction idéelle mais aucune autonomie. Comment penser la critique d’art dès lors ? La signature d’une œuvre comme ut pictura poesis sera aussi la signature de l’émancipation de l’artiste, le passage réclamé par Léonard de Vinci d’artisan à artiste paraphera l’affirmation de son individualité.
Mais la critique d’art, si elle trouve ses sources dans une émancipation philosophique tient aussi, en grande partie, à l’émergence de lieux spécifiques que sont les Salons puis la naissance des musées et des galeries d’art. L’œuvre d’art et son auteur, en sortant de la confidentialité du pouvoir ou des circuits autorisés, s’exposent alors sur les cimaises publiques mais aussi à la critique. La naissance de la critique d’art, en tant que genre, ne peut donc s’entendre sans la nécessaire apparition de son terrain d’investigation, des Salons aux musées en passant par les galeries. Le livre mais aussi surtout la presse, dont l’essor fut paroxystique à la fin du XIXe siècle, consacreront un nombre pléthorique de publications autour de l’art. La critique d’art trouvait son terrain et son véhicule.
La critique d’art est la rencontre entre deux individualités. La primauté du sentiment sur la raison et l’avènement de l’individualité au siècle des Lumières consacreront son émergence. La proclamation de la sensibilité de l’artiste permet de penser une nature morte sur le même plan qu’une grande machine d’histoire. La liberté de l’acte créateur – celle qui permettra, au début du xxe siècle, à Duchamp de signer un urinoir – donne symétriquement au critique celle de s’exprimer. Si Diderot se fait laudateur ou contempteur, il procède à une mise en abyme identificatoire : en défendant des genres mineurs, en repensant les catégories du Beau, Diderot tend également à s’affranchir en tant que littérateur. Les arts plastiques ont besoin de lui comme il a besoin d’eux. L’audace de Chardin sera donc aussi celle de Diderot.
L’avènement de la critique d’art : la perte des critères
Diderot et ses intérêts multiformes sont l’héritage d’une société en pleine mutation. Le XIXe siècle – et particulièrement la seconde moitié – favorise les conditions d’accessibilité à l’œuvre et s’érige comme l’ère de la culture de masse, de l’industrie du spectacle. L’Exposition universelle de 1851, à Londres, ne reçut pas moins de six millions de visiteurs en cinq mois, celle de Paris en 1900 accueillit 83 000 exposants et 50 millions de curieux, le Salon de 1863 revendique le modeste nombre de 2 000 œuvres et une affluence d’environ 10 000 visiteurs par jour pour une fréquentation totale de 400 000 visiteurs… « On y vient juger juges et jugés. » La phrase concerne le Salon des Refusés de 1863 qui, contrepoint de l’officialité, invite le public et les amateurs éclairés à se faire leur opinion, à « juger ». Premier Salon critique ?
Si la presse – on dénombre plus de vingt périodiques consacrés à l’art en 1860 – est le principal organe de la critique d’art (cf. p. 92-93), ses acteurs sont souvent des littérateurs qui, au nom d’une idéologie doctrinale ou individuelle, se font pourfendeurs ou zélateurs. Cette nouvelle réalité culturelle – physique et matérielle – consacre les amitiés insignes qui lient un écrivain à son artiste. Bipolaire, cette émulation est réciproque. À côté de Delacroix, Baudelaire défend Courbet et Courbet peint Baudelaire, Zola-Manet, Carrière-Geffroy : les diptyques sont légion et la primauté de l’un sur l’autre parfois sibylline.
Cette critique d’art émergente est non seulement discriminatrice mais également confrontée à une altération des canons traditionnels de la Beauté. Sa fécondité, souvent sa postérité, tient précisément à un deuil patent : celui des critères esthétiques qui évaluaient la validité d’une œuvre d’art.
Au XXe siècle, le monochrome bleu, la pelle, l’excrément font sens et sont œuvres. Mais c’est précisément l’abandon du critère qui sera la chance de la critique d’art, et aussi son assomption.
Art et critique d’art : de l’introjection à la schizophrénie ?
Les intérêts croisés de l’artiste et du critique, l’apparition des avant-gardes, l’idéologie – parfois jusqu’à une certaine stase – de la tabula rasa sont autant d’éléments qui invitent à s’interroger sur le sort actuel de la critique d’art.
L’ouverture du champ plastique pose question. Les possibles de l’art s’ouvrent à tel point que ce dernier semble presque définitivement possible et probable si l’artiste le proclame. La censure esthétique, perdant en droit de cité (cette Cité qui dictait – du temps de Platon – la moralité de l’art), l’œuvre d’art est désormais, en partie mais pas seulement, affaire de proclamation. La primauté du dire sur le faire incite le critique d’art à la plus extrême vigilance. L’art actuel est déjà, par essence, une réclamation de la présence du critique. Le critique d’art, impliqué dans un mouvement, légitime l’œuvre, tout du moins sa présence, car l’art est désormais expérience de monstration, plurielle le plus souvent, condamnant à l’anonymat l’expérience isolée. Quel aurait été le sort de la production d’un Giuseppe Penone, retirée du groupe de l’Arte Povera et sans les commentaires avisés d’un Germano Celant ? Nombreux furent les mouvements qui eurent leur critique d’art attitré (le futurisme avait Marinetti, le suprématisme avec Malévitch, le surréalisme avec Breton, le Nouveau Réalisme avec Restany) ou les artistes qui se firent leur propre arbitre ou théoricien (Kandinsky, Newman, Beuys).
La critique d’art a besoin – par définition – qu’il y ait art pour exister. Il semble désormais cohérent de se demander si l’inverse n’est pas vérifiable. Pourtant, il suffit d’arpenter les lieux d’exposition pour s’en rendre compte, de lire la presse pour se rassurer : l’art et la critique d’art sont encore vivants. Il incombe à la critique d’art d’aujourd’hui, face à un art souverain, émancipé, mercenaire, parfois dévoyé mais plus que jamais d’actualité, de garder sa liberté, y compris celle de changer d’opinion.
Le discours déjà critique, avant d’être esthétique, d’un artiste, le partisan sans concession d’une tendance plastique voue la critique d’art à la schizophrénie, à ne plus savoir si elle se défend ou si elle défend une œuvre, si elle préexiste à cette dernière ou lui succède. Il semblerait qu’une œuvre ait besoin de la critique d’art pour être appréciée du plus grand nombre à sa juste valeur mais non pas pour exister en tant qu’œuvre d’art.
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Définir la critique d’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Définir la critique d’art