Il est intéressant d’observer comment le sens de certains mots peut se brouiller et donc comment autrefois certains verbes pouvaient être employés sans déclencher des tollés dans le débat public, alors que d’autres aujourd’hui le font.
En 1957, François Truffaut, critique de cinéma avant de devenir réalisateur et qui avait la dent plutôt dure, titrait l’un de ses articles : « Le cinéma français crève sous de fausses légendes » pour dénoncer un cinéma répétitif, sclérosé. Et Jean-Luc Godard de renchérir ultérieurement, « il fallait démolir ces fausses légendes pour que le cinéma français renaisse, il était bon de détruire. » Le remarquable documentaire, La Nouvelle Vague, une bande à part, proposé par Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française, nous le rappelle (diffusé par Arte en replay). Bien sûr, les « fausses légendes » visées, Jean Delannoy, Claude Autant-Lara, etc., n’ont guère apprécié et l’ont fait savoir. Mais Les Quatre Cents Coups ont été un triomphe et ladite Nouvelle Vague a commencé à s’imposer sans rencontrer ni violence verbale ni condamnation des pouvoirs officiels ni ostracisme.
Pourtant les termes choisis par les cinéastes étaient agressifs. Démolir : « ruiner le crédit, l’influence, la réputation surtout quand elle est usurpée » (Littré). Détruire : « renverser une construction de manière qu’il n’en reste plus d’apparence ». À leur aune, la violence qui s’abat aujourd’hui sur ceux qui veulent « déconstruire » certaines pensées établies a de quoi surprendre. Déconstruire, c’est : « désassembler les parties d’un tout », ce n’est ni démolir et encore moins détruire. Des historiens, des sociologues, puis dans leur sillage des commissaires d’exposition, des artistes entendent « désassembler », remettre en cause des dogmes pour procéder à des études postcoloniales, des études de genre, des études intersectionnelles… Ils provoquent l’ire de responsables politiques, la campagne pour l’élection présidentielle s’en faisant l’écho, alors que la « déconstruction » est une méthode qui ne peut être condamnée sauf si l’on refuse à une recherche d’être une remise en question. Ce seraient alors plutôt les sujets d’études qui traumatiseraient.
Plus surprenant encore, les partisans de la « déconstruction » sont violemment attaqués par leurs pairs. Certains soulignent que le terme a été employé par Jacques Derrida à la fin des années 1960, qu’il a nourri la pensée de Michel Foucault et Gilles Deleuze, qui ont eu du succès dans des universités américaines. Après des détours assez abscons, ils aboutissent à un amalgame accusant ces intellectuels, rassemblés en une douteuse French Theory, d’avoir enfanté l’idéologie woke. Là aussi, revenons au sens originel. To wake signifie « se réveiller », woke, passé, invite à être éveillé aux injustices subies par des minorités raciales, sexuelles. Les mouvements en faveur des droits des Noirs l’ont popularisé aux États-Unis, avec le même principe, ne pas se satisfaire du savoir établi, remuer les sujets.
En janvier, à la Sorbonne, le Collège de philosophie organisait un étrange colloque : « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Aucun « déconstructiviste » n’était invité pour défendre ses recherches ; en revanche, les « reconstructivistes » se sont complu à dénoncer une idéologie woke, capable de détruire la civilisation occidentale. Parmi eux, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, qui est allé jusqu’à filer une métaphore de circonstance : « D’une certaine façon, c’est nous qui avons inoculé le virus avec ce que l’on appelle parfois la “French Theory”, […] nous devons maintenant fournir le vaccin. » Pressons-nous d’en rire avant d’en pleurer et réfléchissons au sens des mots.
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Déconstruire n’est ni démolir ni détruire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°586 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Déconstruire n’est ni démolir ni détruire