« De la vie en peinture » : rencontre avec Michel Haas dans son atelier

Par Vincent Delaury · lejournaldesarts.fr

Le 9 février 2009 - 2058 mots

Michel Haas est un peintre figuratif français né en 1934, il travaille à Paris. A l’occasion de son exposition Corps de peinture, à la galerie Jeanne-Bucher (Paris, jusqu’au 14 mars 2009), il nous fait le plaisir de nous recevoir un matin d’automne dans l’antre de son atelier parisien, peuplé de figures griffonnées, entre peintures et sculptures, à la fois mélancoliques, fragiles et fières.

Michel Haas%26copy; Atelier M. Haas

Pour s’y rendre, on traverse une cour d’immeuble parisien typique (11ième arrondissement) et on emprunte un petit escalier (bien raide !) conduisant au dernier étage. Très affable, avec des allures de jeune homme - silhouette lunaire, jeans, baskets - malgré ses 74 printemps, l’artiste nous propose un café, couleur charbon de bois. Derrière lui, on découvre alors sa peinture et son univers « dans leur jus » - cet atelier immense et vide laisse deviner une grande économie de moyens : aucun chevalet, ni pinceau, ne se profile à l’horizon.

Un énorme rouleau de papier Arches se dresse devant nous dans toute sa verticalité, comme s’il était le gardien des lieux, puis, sur des morceaux de murs décrépis, on aperçoit des figures humaines, animales ou végétales, faites de papier trempé et froissé, comme malaxé à l’infini. En plus de ces corps de peinture crépusculaire qui, semble-t-il, nous saluent avec malice, on a également quelques plantes vertes laissant leurs branches noueuses courir librement sur la peau des murs de ce refuge. Au sol, dans une petite pièce, on tombe bientôt sur une table basse en bois, à la japonaise, offrant carrés de chocolat, oranges et autres clémentines, puis, dans une pièce à côté, plus grande, sur un parquet moucheté d’une myriade de points colorés, on découvre, tels des gratte-ciels formant une mini-ville bariolée dans le territoire dépouillé de cet atelier-sanctuaire, une pléiade de bâtons de pastel qui semblent n’être là que pour attendre patiemment la main de l’artiste, que l’on devine tantôt ferme, tantôt légère. Dans sa tanière, recroquevillé et pieds nus, le « peintre-animal » peint directement par terre, ses doigts venant tour à tour caresser, labourer ou creuser la profondeur du papier afin d’en faire émerger, entre « zenitude » et violence, des êtres de peinture.

Vincent Delaury : Quand je vois ces peintures-sculptures regroupées sur ce mur écaillé afin de représenter, selon vous, « Le Monde » (18 silhouettes accumulées), je m’interroge. Etes-vous peintre ? Sculpteur ? Plasticien ? Et si l’on vous dit que cette vaste composition, in situ, est une installation, êtes-vous d’accord ?

Michel Haas : Installation, pourquoi pas, je n’ai rien contre. Par contre, le terme de plasticien, je n’aime pas. Je suis peintre.

V.D : Ici, on a vraiment l’impression d’être dans une caverne de la préhistoire et je crois savoir que vous avez présenté temporairement votre travail au Musée départemental de Préhistoire de Solutré : Michel Haas, Ici ailleurs, 2007.

M.H : Bien sûr, on peut penser aux peintures rupestres, dans cette idée d’« organiser des murs ». A Solutré, ce qui m’intéressait, entre autres, c’est le rapport de l’œuvre au mur. Mon travail peut être vu comme l’équivalent d’un haut-relief, entre peinture et sculpture. Je travaille avec des choses d’une simplicité désarmante : pastel, Arches, fusain, colle et, parfois, encre grasse. Ce sont des éléments simples qui se précipitent pour former une matière picturale. Ca fait de la peinture. Un corps de peinture. La peinture, et le corps, est un champ d’expérimentation. Au cours du temps, le fond a pénétré la figure, puis, le fond ressurgit et nourrit la figure, tout en restant au fond. Avec ces allées-venues, il s’agit d’essayer de rendre vivante la peinture. Pour un instant.

A la galerie, c’est la première fois qu’on expose ma peinture telle quelle. Sans cadre. Les œuvres sont accrochées à même le mur, sans « faux mur », à savoir sans un support plan où l’on posait, comme avant, la figure. Je préfère comme ça. Pas la peine de démultiplier le mur ; le papier Arches, dans sa capacité à absorber, pouvant déjà être perçu comme un mur. Le mode de présentation de mon travail, on l’a étudié avec Frédéric (Jaeger). Pour ces « sculptures de peintures », ou « corps de peinture », on a trouvé une structure qui sous-tend la forme sans la rendre raide pour autant, on ne voulait pas d’arêtes agressives. Au dos, il s’agit d’un châssis en bois découpé qui vient épouser le contour de la figure, il contribue à donner un poids, un profil à l’ensemble.

V.D : Vos œuvres fixées aux cimaises, ça marche très bien aussi sur les vieux murs écaillés de votre atelier. A la manière d’un Léonard de Vinci qui voyait naître des batailles sur des murs souillés de taches diverses, il y a tout de suite, ici, des histoires qui se racontent. Et les taches sur le mur, rouges, bleues et autres, produisent une rythmique qui vient participer à l’œuvre, entre mouvement et immobilité.

M.H : C’est vrai. In situ, dans le jus, on est plus dans l’affectif, me semble-t-il. Sur des murs parfaitement blancs, l’abstraction gagne, c’est intéressant aussi.

V.D : Cette grande composition, « Le Monde », que représente-t-elle ?

M.H : C’est un monde de formes et de figures. Ce sont des images du quotidien. J’arpente la ville, la foule en mouvement, je me saisis du visible, du sensible, du fugitif. Ce sont des anonymes, des gens ordinaires, ou des « passants anonymes », bref des gens de passage. Il y a des humains, des urbains, des gens avec des fleurs ou des amoureux, mais également des animaux. Des chats. On croise des corps de couples, de fleurs, de bêtes. Dans la rue, j’ai vu quelque chose. Je rentre à l’atelier et je travaille, en solitaire, par terre. Ce que je fais au départ, c’est rien. Puis, j’essaie de charger la matière. Petit à petit, elle croît avec la vie que j’y mets et le temps que j’y passe. J’essaie d’y mettre de la vie. De la vie en peinture. La peinture est un art de l’immobile, ce qui m’intéresse c’est de transformer la matière première en création. Permettre à la vie d’exister en rendant la matière mouvante, celle-ci génère du mouvement, comme une vibration, une circulation intérieure. Avec mes mains, peu à peu, cette boue picturale, malaxée longuement, devient l’équivalent de nos épidermes, de nos chairs. Mais bon, ce n’est que de la peinture au final ! Toutefois, Titien aussi, ce n’est que de la peinture. Et pourtant...

Soit dit en passant, depuis que je fais de la peinture, on parle de la soi-disant « mort de la peinture ». Mais celle-ci est bel et bien vivante ! A mes débuts, à côté de la peinture de chevalet, je voulais trouver autre chose. Et le mur m’a toujours impressionné, plus précisément le « mur peint » ; Lascaux bien sûr, mais également les fresques en Italie, en Egypte, ou les peintures murales du Mexique. Dans le travail de fresque, mot tiré de l’italien (« fresco » : frais), il y a tout un travail de chimiste. Chez Fra Angelico par exemple, on utilise de la chaux vive, puis la matière picturale débouche sur autre chose que ce qu’elle est. C’est le mystère et la force de l’art.

(Un chat passe dans l’atelier, nous le regardons, amusés.)

Le chat, dans mes peintures, c’est lui ! (Rires)

V.D : Vous préférez donner des titres à vos œuvres (La famille au chat, Passant, La bête, Le baiser, La dame en noir, Les balayeurs...) ?

M.H : C’est mon galeriste qui préfère, afin de pouvoir nommer plus facilement mes pièces. Mais, ce sont des titres ouverts, afin de ne pas enfermer l’œuvre et la vision qu’on en a. Par ailleurs, dans la rue, on voit une figure ou quelque chose, et naturellement, on est amené à nommer. Tout compte fait, c’est un mouvement naturel, dire par exemple – tiens, voilà une « jeune fille » qui passe, là-bas, ce sont « des gens couchés dans la rue » ou bien des « S.D.F. », etc. Finalement, mettre un titre ne me dérange pas.

V.D : Du chaos (ou magma informel) naissent bientôt formes et figures en suspension, par exemple on aperçoit des anges dans votre « Monde ». De ce fait, peut-on parler de transfiguration ?

M.H : Transfigurer, pourquoi pas, dans l’idée de raviver, de donner une nouvelle vie, une nouvelle naissance. Dans ma peinture, il y a de la vie et du sacré également. La vie est sacrée aussi, souvent tragique. Ce n’est pas un jeu. Et on a surtout de la transmutation. C’est de l’ordre de l’alchimie, avec par exemple un va-et-vient entre l’élément d’origine végétale (le papier) et l’élément minéral (l’œuvre, entre mollesse et dureté, apparaissant telle une roche). Je rajoute, j’enlève de la matière, dans un mouvement continu. Il y a des moments où ce n’est plus que lambeau. Si c’est ça, je prends de nouveau une feuille de papier trempée, puis je recommence. En travaillant, il faut se servir du hasard, de l’inconscient, je crois vraiment au caractère inconscient qui s’exprime. Il faut, en fait, que ce qui se produit aille plus loin que la pensée. Par exemple, je chante à tue-tête quand je travaille ! C’est de l’inconscient, qui jaillit, et c’est aussi pour moi une manière de m’isoler.

V.D : Votre peinture, à la lumière noire et aux teintes entre chien et loup, ressemble à un territoire calciné. On peut la voir de cette façon : comme de la lave ou un morceau de peinture cramée ? Et, hormis quelques touches d’ocre, de rose et de bleu, on trouve essentiellement du noir & blanc dans votre peinture-sculpture, vous n’utilisez quasiment pas la couleur ?

M.H : Si, au départ, il peut même y avoir pas mal de couleurs. Par la suite, ça se transforme. Ca devient autre chose, le tableau prend une nouvelle tête, un nouveau virage. A chaque fois, c’est une image qu’on n’a jamais vue auparavant qui apparaît, il s’agit d’essayer de faire surgir l’art là où on ne l’attend pas. Opérer, modifier, changer afin de ne pas se copier et d’inventer sans cesse, de favoriser, de l’intérieur, le flux circulatoire de la vie.
Concernant mes corps de peinture, comme saisis par la cuisson, disons qu’entre le cru et le cuit, je préfère le cuit ! La cuisine relève aussi d’une opération de chimiste. J’aime le côté bouilli, grillé de la viande.

V.D : Vous travaillez à heures fixes ? Vos tableaux-reliefs prennent-ils du temps à créer ?

M.H : L’inspiration peut venir à n’importe quel moment. Il n’y a pas de lois dans la création. Quelque chose me fait démarrer, souvent l’angoisse, mais aussi la joie, le « désir de peindre », pour reprendre le titre bien connu d’un poème de Baudelaire. Ca se fait poétiquement. Il y une espèce de flux et d’influx qui se produit. C’est mouvant tout ça. Qu’est-ce qui m’émeut et me meut ? Le processus créatif est bizarre. Bien entendu, comme je suis un grand marcheur, je me nourris également de la vie des autres citadins ; par exemple, L’homme à la canne (2008, 63 x 43 cm) m’est venu après avoir croisé une vieille dame dans la rue. Il arrive aussi que j’y mette des souvenirs, de l’affect. Jano (2008, 67 x 53 cm), autre exemple, est la représentation d’un gros chien que je croisais souvent sur mon chemin puis, du jour au lendemain, je ne l’ai plus jamais revu, et c’est bien après que j’ai appris qu’il était mort ; aussi, cette pièce est née du souvenir de ce chien flâneur. La réalisation d’un tableau peut prendre plusieurs jours ou plusieurs mois. Je cherche un corps à corps avec le fugitif, la peinture pouvant parvenir à le retenir dans sa fuite, juste pour un instant. En quelque sorte, avec la chose artistique qui se crée, c’est le temps qui fait de l’espace. Le travail du temps passe dans l’œuvre. Le temps, via l’espace, se transforme en un instantané fixé, comme si l’on sculptait le temps. Mon travail, c’est quelque chose de capté sur le vif, du « ici et maintenant » mais fait avec beaucoup de temps. En résumé, je travaille avec le temps, et avec mes mains.
 

Propos recueillis par Vincent Delaury, le 2 décembre 2008, à Paris, en présence du galeriste Frédéric Jaeger et de Jean-Christophe Castelain.

Lire la chronique de son expo à la Galerie Jeanne Bucher

Légende photo : Michel Haas © Atelier Michel Haas

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