De la Rive, poétique horloger du paysage

Par Adrien Goetz · L'ŒIL

Le 1 février 2002 - 1319 mots

Une centaine de peintures, dessins et eaux-fortes, réunis au Musée Rath de Genève, proposent un tableau panoramique de l’âge d’or du paysage au tournant de 1800 et réhabilitent la figure méconnue du grand
paysagiste suisse Pierre-Louis De la Rive (1753-1817). Poésie et précision marchent ensemble à l’époque où se forme le sentiment romantique.

En 1817, quand meurt sexagénaire le fondateur de l’école genevoise de paysage, Pierre-Louis De la Rive, le genre bien aimé du public vient d’accéder à un rang nouveau : toute l’Europe des paysagistes sait qu’un prix de Rome de « paysage historique » est décerné cette année-là, à Paris, pour la première fois, au jeune Achille-Etna Michallon pour Démocrite et les Abdéritains. Sous l’impulsion à la fois théorique et pratique de Pierre-Henri de Valenciennes, auteur de Traités et de Méthodes ainsi que d’un nombre considérable de tableaux, sous la protection tutélaire de Claude Gelée et de Poussin, grands inventeurs de cette manière sublime de mêler l’histoire et le décor (sinon « naturel » du moins « étudié sur nature »), les artistes « paysagistes » profitent de cette consécration.
Le prétexte historique de ces tableaux, qui ne représentent jamais « une source » ou « un bouquet d’arbre », mais s’intitulent superbement Cicéron découvrant le tombeau d’Archimède ou Biblis changé en fontaine, leur permet de s’agréger au « grand genre », la peinture d’histoire. L’interprétation courante de cet événement (le prix de Rome, car la mort de De la Rive passa plutôt inaperçue), est qu’en 1817, tout est dit, et que cette consécration officielle vient trop tard, couronnant en réalité un genre exténué, répétitif, aussi artificiel que la construction de décors de théâtre. Les paysagistes manient une rhétorique codée, combinent un temple en ruine tiré d’une gravure italienne, une montagne prise à Poussin et une tache de soleil dans le goût  hollandais, animent le tout de quelques figures antiques lourdement drapées : le paysage est un art de salon, un divertissement de bonne compagnie. D’où l’intérêt porté aujourd’hui, dans l’œuvre de Valenciennes, à ses petites études préparatoires, que le public de l’époque ne voyait pas, mais que le Louvre actuel a mises à la place d’honneur. Des huiles sur carton, faites sur le motif, dans l’éblouissement de Rome et dont Peter Galassi, dans son livre Corot en Italie, a montré toute l’importance, parce qu’elles conduisent à la révolution du paysage qui habita le cœur du XIXe siècle. Faut-il pour autant regarder avec condescendance ces paysages remplis d’histoire et de mythes antiques, n’apprécier que le « naturel » et s’interdire d’admirer ce qui ne préfigure ni l’école de Barbizon ni, au-delà, l’impressionnisme ? En redécouvrant les toiles de De la Rive, la question, iconoclaste il y a encore dix ans, mérite d’être à nouveau posée. Chateaubriand avait écrit dès 1795 dans la Lettre sur l’art du dessin dans les paysages : « Il semblerait que l’étude du paysage ne consiste que dans l’étude des coups de crayon ou de pinceau (...), le paysagiste qui dessine ainsi ressemble pas mal à une femme qui fait de la dentelle (...) : appelez cela un métier, et non un art. ». Que préconise l’Enchanteur ? L’étude directe de la nature, la vraisemblance, assez de peupliers dans la montagne ou de pins au bord des ruisseaux. Il ne manque pas d’ajouter l’harmonie du paysage avec le sentiment, car le bon peintre doit aussi être poète : « Ces montagnes idéales ne s’élèveront plus jusqu’aux étoiles, des végétaux moins robustes, quittant le séjour des tempêtes, descendront par degré dans la vallée ; et la cabane du Suisse agricole et guerrier sourira sous des saules grisâtres au bord du ruisseau ». Nul n’est plus suisse, justement, que De la Rive. Genevois de naissance, fils de pasteur, né dans une famille plus habituée à donner des magistrats que des artistes, il a été formé à l’école des cimes par le philosophe Horace-Bénédict de Saussure et avait commencé, sagement, l’apprentissage du droit. Comment devient-on paysagiste ? En regardant la nature ? Certainement pas. De la Rive découvre le paysage en copiant et pastichant les tableaux qu’il peut voir chez François Tronchin ou Jean de Sellon.

Souvenirs d’Italie
Les arbres et les rivières qu’il admire ont été peints, au siècle d’or hollandais, par Philips Wouwerman ou Meinert Hobbema, mais Théodore Rousseau, avant les forêts de Barbizon, aima lui aussi les maîtres d’autrefois. L’amour des grands modèles n’exclut pas, bien sûr, la « course de paysage » à l’air libre. Seulement, elle ne permet guère que d’accumuler les esquisses, des dessins préparatoires à la reconstruction idéale du paysage, qui s’effectue toujours de retour à l’atelier. De la Rive enrichit son métier par un séjour à Rome, où il s’installe, place d’Espagne, dans le quartier où se retrouvent les paysagistes de toute l’Europe, en 1784. Six semaines avant lui, David vient d’arriver en ville pour peindre Le Serment des Horaces et De la Rive croisa peut-être le jeune maître chez la princesse Lubomirska. A Frascati, Tivoli ou Albano, il multiplie les razzias visuelles avec son ami Ducros ou un architecte nantais au nom de comédie, René Maurice Béguyer de Chancourtois. Il est séduit par la « joyeuse vie » que l’on mène dans l’entourage du cardinal de Bernis : « Tout y est si vivant, si brillant ». Jeunesse se passe, un bon mariage et un séjour à Dresde parachèvent cette formation classique et De la Rive revient vers les bords du Léman. Entre Nyon et Genève, les yeux encore remplis des lumières des ciels du Lorrain tant admirés au palais Altieri ou au Palais Doria, il peint des « vues italiques ». Sa peinture, érudite et savante, multiplie les réminiscences des antiquités d’Herculanum, joue des « fables morales » et met en scène dans la verdure des exemples de vertu. « Les souvenirs d’Italie se pressaient en foule dans mon imagination et toutes mes compositions tenaient du style historique que j’étais allé acquérir avec tant d’ardeur. Dès ce moment, mes ouvrages commencèrent à être recherchés soit à Genève soit parmi les étrangers ; je pus m’apercevoir que mon voyage d’Italie n’avait pas manqué son but ». Le séjour italien aurait-il eu deux buts, l’un avoué, l’autre caché ? Officiellement, se pénétrer de l’antique et des grands modèles présents dans les collections, inconsciemment, faire provision de lumière et de croquis pour métamorphoser ensuite, avec virtuosité, les campagnes genevoises en une Arcadie de rêve où Charles-Joseph Auriol, son élève, peint en 1810 les amours pastorales de Daphnis et Chloé. On réclame ses toiles à Saint-Pétersbourg, l’impératrice Joséphine passe commande.
L’exposition de Genève permet de comprendre ce succès de De la Rive, le Suisse qui savait que poésie et précision pouvaient aller de pair, que la citation raffinée ne contredisait pas nécessairement l’émotion. Au contraire. Rapprochés avec intelligence de Jean-Honoré Fragonard, de Salomon Gessner, de Joseph Vernet, de François-Xavier Fabre ou de son ami Saint-Ours, ses paysages s’imposent à nouveau et parviennent à faire entendre leur voix propre dans le grand concert des paysagistes européens de l’âge néoclassique. L’ambition de De la Rive et de cette génération de paysagistes était de mêler la nature vraie, les arbres et les rivières avec la vraie nature, celle de l’homme, sentimental et passionné. Girodet, dont l’exposition montre un superbe tableau, écrivait en 1793 que le paysage était le « genre de peinture universel, et auquel tous les autres sont subordonnés parce qu’ils y sont renfermés ». Peut-être prononce-t-il le maître mot, paradoxal pour ceux qui connaissent la suite de l’histoire du paysage au XIXe siècle, mais très cohérent avec l’époque : « renfermé ». En peignant chez lui, fenêtres closes, De la Rive avait aussi voulu peindre « de l’intérieur », montrer un paysage-microcosme, reflet de l’intériorité. Il accompagnait ainsi, dans ses grands tableaux qui enthousiasmaient tout Genève et que les voyageurs emportaient avec eux, l’invention du sentiment romantique.

- GENEVE, Musée Rath, place Neuve, tél. 41 22 418 33 40, 7 février-5 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°533 du 1 février 2002, avec le titre suivant : De la Rive, poétique horloger du paysage

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