Daumier, la peinture en échec

L'ŒIL

Le 1 octobre 1999 - 2230 mots

Célèbre pour ses féroces caricatures et ses portraits sculptés des notables du règne de Louis-Philippe, Honoré Daumier fut également un peintre passionnant. La critique de l’époque lui reprochait sa difficulté à achever les toiles qu’il entreprenait. L’Œil s’interroge ici sur la question du non-fini, porteuse d’enjeux considérables pour l’art moderne.

« Nous avons l’art pour nous consoler, nous. Mais eux, qu’ont-ils, les malheureux ? » confiait un jour Daumier à son ami Étienne Carjat, alors qu’ils marchaient dans les rues misérables de Montmartre. Ces malheureux, ces pauvres venus s’agglutiner dans les faubourgs de la capitale, il les connaissait bien pour les avoir observés et pour avoir partagé, un tant soit peu, leur condition. Fils de vitrier, Honoré Daumier connaît en effet la loi du travail dès l’âge de 12 ans. Il est placé comme « saute-ruisseau » chez un huissier, puis devient commis chez un libraire, avant d’entrer chez un éditeur-lithographe en 1825. Il trouve également en son père l’exemple d’une ambition artistique. Le vitrier était aussi poète, et c’est en vue d’une carrière littéraire qu’il avait quitté Marseille pour Paris en 1816, bientôt suivi par sa petite famille. Poète courtisan, Jean-Baptiste Daumier comptait sur l’appui des grands pour réussir son ascension sociale. Mais il ne connut que de maigres succès, puis échoua. L’ambition de son fils Honoré fut tout autre. Doué d’un exceptionnel talent de dessinateur, Honoré n’envisage pas une carrière artistique, mais un métier. Il sera dessinateur de presse, caricaturiste, illustrateur. Véritable « tacheron » de la lithographie, il vivra de ce métier pendant toute sa vie. La valeur artistique de cette œuvre « journalistique » paraît aujourd’hui évidente mais, pour la plupart de ses contemporains, Daumier n’était jamais qu’un amuseur public, le meilleur sans doute, le plus doué, le plus percutant, célèbre dès 1832, mais pas un véritable artiste pour autant. Le dessin de presse était tributaire de multiples contraintes. L’actualité, la rapidité d’exécution, les stratégies pour déjouer la censure, les aléas de l’impression et les déperditions considérables entre le dessin sur la pierre et son report sur du mauvais papier à journal... Aussi, Daumier lui-même plaçait-il ailleurs sa plus haute ambition artistique. C’est dans le domaine de la peinture, à travers des sujets et une forme librement choisis, qu’il exprima pleinement sa vision du monde et sa conception de l’art.

Des commandes qu’il ne finit pas
La situation de Daumier peintre apparaît des plus originales. Professionnel de la presse, Daumier ne semble pas avoir considéré la peinture comme une profession, une carrière à mener. Il expose peu. Même lorsqu’il est du côté du pouvoir, en régime républicain, il n’en profite pas pour poursuivre le métier de peintre. Il reçoit des commandes qu’il ne finit pas. Il présente bien une esquisse de La République au concours de 1848, mais s’abstient d’aller plus loin. Tout se passe comme s’il préférait rester en marge du cours officiel de l’art. Ce fils de vitrier avait-il peur de s’avancer sur la scène de l’art ? Ou refusait-il de faire les concessions nécessaires pour « réussir » en tant que peintre ? Quelles que soient les raisons profondes de ce retrait, une chose est certaine : la peinture de Daumier n’avait aucune chance d’être comprise par ses contemporains. Le journaliste Chennevières écrit en 1850 : « La caricature gâte la main des artistes... Voilà un homme d’un immense talent comme caricaturiste et qui a la main si faite qu’il faut absolument lui interdire la peinture. » Et Paul de Saint-Victor, à propos des Blanchisseuses exposées au Salon de 1861 : « Je cherche en vain sur cette petite toile l’empreinte de la griffe qui a signé tant d’admirables dessins. Le pinceau doit évidemment refroidir ce talent verveux. » La réception de l’œuvre de Daumier par les milieux officiels devait être en accord avec cette petite phrase assénée par le très académique Thomas Couture à son élève Manet : « Mon pauvre ami, vous ne serez jamais que le Daumier de votre temps. » Du reste, il suffit de regarder cette peinture pour comprendre son inadéquation au goût et aux conventions de l’époque. L’aspect inachevé de la plupart des œuvres saute aux yeux. Delacroix note dans son Journal, à l’année 1849 : « Il (Baudelaire) m’a parlé des difficultés qu’éprouve Daumier à finir. » Si certaines n’ont pas effectivement été terminées, les œuvres présentant cet aspect sont trop nombreuses pour ne pas voir là une caractéristique essentielle de l’art de Daumier. Cette « difficulté » ne doit pas être mise sur le compte d’une incapacité mais sur celui d’une conception artistique reposant en grande partie, précisément, sur le non-fini. Or Daumier peint à une époque où le système de l’art est régi par des instances officielles qui prônent encore les canons de l’art néoclassique. Et celui-ci, comme on le sait, implique une parfaite finition de toutes les parties de la toile et l’effacement des traces du pinceau. Constable et Turner en Angleterre, Corot en France, réalisaient souvent deux versions d’une même œuvre, l’une peinte librement et laissée dans toute sa fraîcheur, l’autre très achevée pour être exposée à l’Académie ou au Salon.

Liberté de l’écriture picturale
La question du non-fini en peinture, porteuse d’enjeux considérables pour l’art moderne, traverse tout le XIXe siècle. Le style de l’esquisse, – où les touches du pinceau demeurent apparentes, et qui laisse au spectateur le soin de compléter les formes laconiquement suggérées par l’artiste – d’abord revendiqué par certains peintres romantiques, s’affirme avec les paysagistes de Barbizon, avant de devenir une des conditions fondamentales de la peinture impressionniste. Mais cette liberté de l’écriture picturale n’est pas moins essentielle pour Daumier. En effet, comment ne pas voir à quel point le génie de sa peinture tient à cette façon qu’a l’artiste de laisser « tremper » l’image dans une indéfinition qui garantit la mobilité de l’ombre et de la lumière, de l’air, des corps ? Le peintre bénéficie des formidables qualités expressives et de la virtuosité du dessinateur. Les dessins et les aquarelles éclairent sur le style pictural de Daumier. Au point qu’il ne serait pas abusif de voir dans certains dessins, les plus libres sans être pour autant les moins travaillés, une des principales clés de sa pensée artistique. On pense à ces feuilles extraordinaires où les figures prennent corps sur le papier à travers la démultiplication des traits qui jamais ne fixent un contour ni n’arrêtent une forme. Au contraire, cette prolifération graphique, qui ne se retrouvera que chez un Giacometti, a pour effet de figurer, moins les corps, que leur traversée de l’espace et du temps. Ce sont leurs gestes, et jusqu’à leur respiration, qui bruissent ainsi à la surface du papier.

La ville, paysage mouvant et émouvant
« Il est libre d’écrire après la prose des jours, leur poème » écrit Claude Roy, opposant l’activité journalistique de Daumier à sa pratique picturale. De fait, ce sont deux univers distincts. Il s’agit pourtant toujours d’une même comédie humaine. Mais le peintre laisse au lithographe le soin de traiter de la comédie des puissants, le monde cynique du pouvoir et de l’argent, et se réserve d’évoquer la vie des humbles dans sa simplicité, sa dureté, sa dignité. À l’exception des Gens de justice, abondamment traités aussi bien en peinture qu’en lithographie, les thèmes se recoupent relativement peu et le ton varie du tout au tout. D’un côté l’image est conditionnée par la nécessité d’illustrer une situation précise, importante ou anecdotique, et par l’humour mordant du polémiste. De l’autre, la gravité, la tendresse, alliées au dépouillement et à la noblesse des formes, arrachent le sujet à l’anecdote, au pittoresque, et l’inscrivent au rang de créations poétiques. La plupart des sujets traités par le peintre peuvent se regrouper en un seul grand thème : la ville, cette grande ville du XIXe siècle, transformée par la révolution industrielle et l’essor de la bourgeoisie, la ville moderne où ont afflué des milliers de travailleurs vite réduits à la misère, la ville des foules anonymes, de la solitude et des exclus. Pour Daumier, comme pour Baudelaire, la ville est le seul paysage qui compte, un paysage humain, extraordinairement riche, mouvant, émouvant. Et c’est d’abord la rue, avec ses passants indifférenciés mais caractérisés par une attitude, une allure : l’ouvrier portant sa pioche sur l’épaule, avec sa pipe et sa casquette vissée sur la tête, la mère amenant ses enfants, l’un sur son sein, l’autre trottinant à ses côtés... Ce sont les bords de Seine, dans ce Paris d’avant Haussmann, où l’on prend des bains, où l’on lave le linge, où l’on fait boire les chevaux. Ce sont les gares et les trains où l’on s’entasse sans se parler, les cafés où l’on boit et l’on fume...

Le tintamarre des saltimbanques
La rue, c’est aussi le domaine des Saltimbanques dont Daumier évoque, tour à tour, le joyeux tintamarre, la verve gouailleuse, et l’indicible tristesse, lorsqu’ils plient bagage, fatigués d’amuser les foules pour de maigres recettes. Daumier aime le théâtre. Il s’intéresse tout autant aux mimiques de Crispin et Scapin éclairés par les feux de la rampe qu’aux spectateurs dans la salle, soudés dans l’émotion et tendus vers les gesticulations des acteurs du Mélodrame, ou désœuvrés pendant l’entracte.

Gravité, ferveur et recueillement
Le thème de l’art, inséparable de la ville, occupe une place prépondérante dans l’œuvre de Daumier. Il y apparaît sous de multiples aspects, mais toujours empreint d’un même sentiment, d’une même ambiance : gravité, recueillement, ferveur, on dirait qu’il y va d’une chose sacrée. C’est que cet art est investi d’une haute fonction : il réunit les hommes dans une action totalement désintéressée, le partage de la beauté. Cet art qui console et mène à la transcendance, c’est un peu la religion du laïc. Qu’il s’agisse de musiciens, d’un peintre à son chevalet ou d’amateurs d’estampes ou de tableaux, que ce soient l’artiste ou le spectateur de l’œuvre, Daumier montre des individus, seuls ou en petit comité, absorbés dans une action qui semble capitale. Le temps pour eux s’est arrêté, ils sont dans la durée d’une contemplation infinie, partis toujours plus loin en eux-mêmes. Daumier a haussé jusqu’au sublime le thème de la contemplation esthétique. Il s’est plu à multiplier les variations sur le thème de l’amateur d’art, tantôt à l’huile, tantôt à l’encre et à l’aquarelle sur des feuilles admirables. Ces œuvres fonctionnent en miroir et en abyme, puisqu’à notre tour nous nous perdons en elles.

Daumier, moderne Don Quichotte de l’art
Daumier a également abordé des sujets d’imagination pure, totalement indépendants de la réalité observable. Quelques sujets religieux ou mythologiques à travers lesquels il rend hommage à ses maîtres de prédilection, Rembrandt et Rubens. Dans la série des Fugitifs et des Émigrants qui se rapporte aux déportations massives et à l’exil des insurgés de 1848, Daumier manifeste une conception très personnelle de la peinture d’histoire. Gommant toute allusion aux circonstances historiques, ne s’arrêtant à aucun détail, il transpose l’événement dans la sphère de l’évocation poétique, et confère à l’image une portée universelle. Enfin, il y a les thèmes littéraires inspirés de La Fontaine et surtout de Cervantès, avec l’extraordinaire suite des Don Quichotte. Les illustrations de Gustave Doré, dans l’édition Viardot de 1863, ont définitivement fixé dans l’imaginaire collectif les silhouettes des personnages : étirées et osseuses pour le chevalier et sa monture, rondouillarde pour Sancho Pança. Tout au long de la période 1860-1872, à travers une vingtaine de tableaux et de dessins, Daumier reprend ces types, radicalisant leurs caractères, les réduisant à des sortes de graphiques figuratifs immédiatement reconnaissables. Pour Werner Hofmann, « Don Quichotte représente l’artiste qui refuse de se plier aux exigences du marché et qui proclame le droit de disposer librement de lui-même », mais les interprétations n’ajoutent rien à la force plastique, au souffle poétique de ces œuvres. La plupart du temps, l’action y est réduite à presque rien. Les personnages ne font qu’errer, interminablement. Le fou sublime est toujours lancé en avant, en quête de nouveaux combats ; son morne compagnon suit lentement, pesamment, sur son âne, accablé par la résignation et le poids du destin. Ils traversent des étendues désertiques, paysages inconsistants, territoire du néant sur lequel s’enlèvent ces deux existences absurdes, et où le seul repère important, d’ordre temporel et non spatial, est la mule morte qui apparaît sur plusieurs toiles, symbolisant le terme du voyage, le but final de toutes les errances. Et si l’on maintient le parallèle entre la figure de Don Quichotte et celle de l’artiste, la folie de Daumier aura été de croire en un art qui console, à la grâce d’un absolu dépendant des seules facultés humaines, et que seuls quelques élus, quelques frères en esprit, peuvent comprendre. Cette folie l’aura conduit à concevoir, à dégager de toutes les contingences artistiques, une valeur d’art irréductible. Encore vivace dans ses tableaux les plus mal léchés, comme dans le moindre de ses dessins.

Plus de 4 000 lithographies

Daumier publie ses premières caricatures politiques dans le journal d’opposition créé par Charles Philipon au lendemain de la Révolution de 1830. Condamné à six mois de prison pour avoir représenté le roi en Gargantua, il n’en poursuit pas moins sa collaboration avec Philipon dans deux nouveaux journaux : Le Charivari et L’Association mensuelle. La virulence de ses attaques, la puissance et la beauté de son dessin, qui ne déforme que pour rendre la réalité plus expressive, lui valent rapidement la notoriété. « Ce gaillard a du Michel-Ange sous la peau » s’écrie Balzac.

PARIS, Grand Palais, 8 octobre-3 janvier, cat. éd. RMN, 560 p., 400 F. et SAINT-DENIS, Musée d’Art et d’Histoire, jusqu’au 20 décembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°510 du 1 octobre 1999, avec le titre suivant : Daumier, la peinture en échec

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