Grenoble consacre une rétrospective à l’auteur d’une œuvre humble, qui ne recherche ni l’effet ni le spectaculaire, mais qui réussit à opérer une singulière synthèse entre dessin, peinture et volume.
Depuis trente ans que les fidèles circulent dans la grande nef de l’église Saint-Laurent du Puy-en-Velay, en Haute-Loire, combien sont-ils à s’être demandé à quoi pouvait bien correspondre ce réseau de lignes inscrites dans le sol qui se déploient de l’entrée jusqu’au transept ? Bien peu assurément, et l’artiste qui en est l’auteur pouvait le prévoir. Il semble d’ailleurs avoir tout fait pour s’effacer. Respect des lieux ou discrétion naturelle ? Daniel Dezeuze cultive volontiers l’art du peu. La commande publique qu’il réalise cette année-là tient à la tradition aujourd’hui quasi disparue de l’art du pavement. Celui qu’il réalise là trouve sa justification formelle dans le supplice de saint Laurent, brûlé vif sur le gril dont Dezeuze prolonge au ras du sol les lignes en un jeu de filets métalliques qui enlacent la base des piliers de l’édifice sur fond de béton coloré. Une œuvre d’une grande finesse qui invite, sans qu’on s’en rende compte, à une procession silencieuse et recueillie.
Pour atypique qu’il soit, ce pavement est emblématique de la préoccupation fondamentale de Daniel Dezeuze, à savoir le dessin. Polymorphe, son œuvre qui en appelle à toutes sortes de matérialités et de protocoles l’informe dans toutes sortes d’images et d’objets. Né à Alès, en 1942, l’artiste poursuit tout d’abord à Montpellier des études hispaniques et artistiques qui le conduisent à prendre la direction d’une Alliance française dans les Asturies. En 1964, il séjourne à Mexico où il réalise un mémoire sur l’urbanisation de la capitale puis à New York où il découvre la peinture abstraite expressionniste. Il fait alors lui-même de la peinture, ouvert à toutes les expérimentations de l’époque, tant il est avide d’interroger celle-ci, ses possibilités et ses limites. En 1965-1966, Dezeuze est à Toronto où il fait son service militaire comme coopérant culturel, s’intéressant alors à l’objet et à ses potentialités plastiques dans une perspective duchampienne.
Proche de Claude Viallat et de Patrick Saytour, Dezeuze partage avec eux les mêmes interrogations esthétiques et participe en 1970 à la fondation du groupe Supports/Surfaces à l’occasion de l’exposition éponyme au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Au sein de celui-ci, il développe toute une activité théorique sur la question du devenir de la peinture et de son rôle dans la société capitaliste.
En 1971, année de sa première exposition personnelle chez Yvon Lambert, il fonde avec Marc Devade et Louis Cane une revue intitulée Peinture, cahiers théoriques qui s’imposent comme le vecteur manifeste du groupe. Il y multiplie les textes critiques tout en posant la question des « lieux culturels » et en s’interrogeant sur « l’impuissance de la pratique picturale à opérer sur des réalités économiques et sociales ». Mais, très vite, des divergences apparaissent entre les membres de Supports/Surfaces autour de questions politiques, et l’artiste démissionne pour assurer son indépendance.
Outre les Châssis, cette période est surtout marquée par toute une production de pièces singulières : Panneaux extensibles (1969), sortes de treillis au motif losangique, Quadrillage de liteaux bois (1970), Tressages de jonc (1971), Échelles (1970-1972), constituées de lamelles de bois souple comme si le châssis avait été laminé dans son épaisseur pour se démultiplier et s’enrouler au sol sur lui-même. Il y va de « sculptures » extrêmement fragiles, de petit ou de très grand format, qui renvoient à des pratiques artisanales, en appellent à des accrochages très divers et mettent en exergue la notion de structure.
Rappelant que Daniel Dezeuze avait un grand-père conteur, « connu à Montpellier et dans le Languedoc pour ses pièces de théâtre, ses poèmes et ses chansons », Emmanuel Latreille souligne pour sa part que « Dezeuze est un artiste qui sait ce que “parler” veut “dire” ! » Aussi propose-t-il de le qualifier d’« artiste de tradition orale ». La formule est heureuse. Ceux qui le connaissent savent combien Dezeuze est en effet un homme de la parole, soucieux de précision linguistique, comme il l’est dans son art, s’appliquant toujours à quêter après une forme d’essentialité. S’il aime volontiers discourir, il prend le temps du mot juste, soigne ses silences, joue de phrasés ciblés. L’art de Dezeuze est requis par une économie de moyens qui s’applique à « faire l’expérience de l’immédiateté » pour ce que celle-ci est « la suprême expérience », une formule d’Héraclite qui lui sert de guide.
Toutefois, des Triangulations (1975) aux Tableaux-valises (2004 à 2015), des Portes (1982) aux Objets de cueillette ou à La Vie amoureuse des plantes (1993), des Armes (1988) aux Peintures sur chevalet (1995), force est de penser que Daniel Dezeuze cherche à perdre le regardeur dans un énigmatique dédale d’œuvres composites. Il n’en est rien en réalité, et l’exposition rétrospective que lui consacre le Musée de Grenoble permet justement d’apprécier « à la fois la complexité et la cohérence de la démarche de l’artiste », comme le dit Guy Tosatto, soulignant tout en même temps « la modestie même de ses moyens ». Une œuvre humble en somme, qui ne recherche ni l’effet ni le spectaculaire, et qui réussit par ailleurs à opérer une singulière synthèse entre dessin, peinture et volume. « Les œuvres sont des points de vue différents qui divergent et ne convergent pas », dit-il.
Installé à Sète depuis près de quarante ans, après avoir enseigné à Nice puis à Bourges, Daniel Dezeuze vit dans une belle et ancienne maison implantée sur les hauteurs de la vieille cité occitane, à deux pas du cimetière marin et du Musée Paul Valéry. Il vit là au rythme d’un paysage qui donne sur la mer, à l’écart des vents coulis urbains et des effets de mode. L’atelier est lumineux, le temps suspendu. Dezeuze partage le sien entre le travail, la lecture et l’écriture. Quelque chose d’une sérénité transparaît chez cet homme dont la stature, la rectitude, le front dégarni et la barbe grisonnante lui confèrent l’allure d’un philosophe grec. Tout à la fois sérieux et caustique, rigoureux et épicurien, il parle de sa démarche comme d’une réflexion sur les conditions, les modalités et les objectifs de la création.
Serait-ce à dire que Daniel Dezeuze est d’abord et avant tout un poète ? À sa manière, sans aucun doute, et parce que tout procède chez lui d’une métamorphose, d’un décalage aussi infime soit-il qui fait basculer telle ou telle figure, tel ou tel objet du côté du merveilleux et de l’inattendu. Autant l’homme est un être inquiet, qui ne cesse de se poser des questions sur le pourquoi et le comment des choses, notamment à une époque bouffie d’images et encline à nous séparer de la nature par la technologie, autant l’artiste ne perd jamais espoir. On peut lire ainsi dans ses Notes d’atelier : « Je crois pouvoir dans cette fragile clairière échapper à la guerre des images qui fait rage depuis plusieurs décennies : les emblèmes confectionnés par mes soins (artefacts, peintures, dessin) pourront-ils exorciser en quelque sorte le déluge iconique ? »
À considérer le parcours protéiforme de Daniel Dezeuze et le désir d’art que sous-tend son œuvre, d’aucuns penseront sans doute qu’il est loin l’artiste membre de Supports/Surfaces, le combattant théorique d’une pensée radicale, le militant d’une époque révolue. Ils se trompent. Ils l’ont constitué. À propos de Nietzsche, la « figure du philosophe-artiste » à laquelle Daniel Dezeuze fait allusion n’est pas si éloignée de la sienne propre. Notamment quand il note à son propos : « Tout compte fait, le génie est un alambic complexe, doté de cornues et serpentins et qui individuellement va transmuer le négatif en affirmation de vie. » Complexité, transmutation et vitalité distinguent de fait sa démarche.
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Daniel Dezeuze - L’œuvre comme point de vue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°706 du 1 novembre 2017, avec le titre suivant : Daniel Dezeuze - L’œuvre comme point de vue