Lorsqu’en 1945 Alfred Hitchcock eut besoin d’illustrer la séquence du rêve pour son film La Maison du Docteur Edwardes, il se tourna naturellement vers Salvador Dalí le surréaliste qui avait déjà collaboré avec Buñuel pour Un Chien andalou. Dalí réalisa cinq peintures, une centaine d’esquisses et un décor envahi d’yeux menaçants. Récit du tournage, pour célébrer le centième anniversaire de la naissance du machiavélique « Hitch ».
Affirmer que nombre d’œuvres d’art du XXe siècle n’auraient pas pris la direction qu’on leur connaît sans la découverte freudienne de l’inconscient et de ses méthodes pour y accéder n’est pas une vaine spéculation rétrospective. Et si le surréalisme fut l’un des premiers mouvements artistiques à recourir régulièrement aux découvertes de Freud, ce fut avant son lancement officiel, lorsqu’André Breton publia en 1924 le Manifeste surréaliste, que s’établirent les premiers contacts entre la pensée du père de la psychanalyse et certains futurs protagonistes du surréalisme. Ce fut d’abord avec Max Ernst qui, autour de 1912, découvre de première main les théories de Freud sur l’interprétation des rêves, et cherche à l’appliquer dans ses œuvres, principalement les collages. Puis, ce fut Breton qui, en 1916, alors qu’il était assistant dans un service de psychiatrie, se familiarise indirectement avec les idées freudiennes, qui reviendront dans le premier manifeste. Mais c’est assurément dans l’art de Salvador Dalí que la rencontre avec la pensée de Freud fut la plus marquante, au point que l’artiste catalan cherchera à développer une méthode de travail pictural fondée sur une interprétation délirante de la réalité, qu’il dénommera « paranoïaque-critique ». Grâce à elle, il peint ses fameuses « images doubles », où une tête peut à la fois être un compotier, et des personnages assis, un visage. C’est dans le premier numéro de la revue Le Surréalisme au service de la révolution que Dalí publie le texte « L’Âne pourri » où il expose sa méthode, texte qui influença un jeune psychanalyste qui s’en servira dans sa thèse, publiée en 1932 : Jacques Lacan.
Des rêves d’une grande netteté visuelle
Alors que Freud avait reçu poliment Breton en 1921 à son cabinet de Vienne, sans accorder grande importance aux idées esthétiques du jeune écrivain, on sait par la correspondance du psychanalyste avec Stefan Zweig – qui avait arrangé le rendez-vous – quelle fut son appréciation de Dalí après que ce dernier lui eut rendu visite à Londres en 1938, en ayant apporté sa dernière toile : « [...] Jusqu’à maintenant, j’étais enclin à considérer les surréalistes – qui semblent m’avoir adopté pour leur saint patron – comme des fous à cent pour cent (disons plutôt, comme pour l’alcool, à quatre-vingt-quinze pour cent). Ce jeune Espagnol, avec son regard franc et ardent, la perfection indiscutable de sa maîtrise technique, m’inspire une opinion différente. Il serait certes très intéressant d’analyser à fond la naissance d’une toile comme celle-ci. [...] »
C’est cette même fascination pour un univers étrange mais rendu avec une grande précision qui décida Hitchcock à travailler avec Dalí pour la réalisation des décors de la scène du rêve dans son film Spellbound (La Maison du Dr Edwardes, 1945). Ainsi que l’affirma le réalisateur : « [...] ce que je voulais, c’était présenter des rêves d’une grande netteté visuelle, supérieure même à celle du reste du film. Or jusque là, traditionnellement, les séquences de rêve au cinéma étaient toujours nimbées dans des tourbillons de nuées, volontairement floues, avec des personnages évoluant dans une brume de neige carbonique et de fumées mêlées. C’était la convention de rigueur, et je décidai de faire le contraire. Je choisis de prendre Dalí, car il y avait dans sa façon de peindre une précision hallucinatoire exactement à l’opposé des évanescences et des fumées. J’aurais pu choisir De Chirico ou Max Ernst, car les peintres qui travaillent en ce sens sont nombreux, mais aucun n’est aussi imaginatif ni aussi extravagant que Dalí. » Au vu du film conçu avec Buñuel, Un Chien andalou (1929), on ne peut que confirmer l’extravagance de Dalí et son imagination débordante. Et les connaissances cinématographiques de celui-ci – il écrivit sur le cinéma, rédigea des scénarios et collabora même avec Harpo Marx et Walt Disney – ne sont pas étrangères à cette rencontre.
Un imposteur paranoïaque
La Maison du Dr Edwardes est un thriller psychologique jouant des rouages de l’interprétation des rêves telle que la conçoit la psychanalyse revue par Hitchcock : alors que le Dr Edwardes (Gregory Peck) devient le nouveau directeur de l’asile Green Manor, il tombe amoureux de l’une de ses collaboratrices, le Dr Petersen (Ingrid Bergman). Celle-ci s’aperçoit vite qu’elle a affaire à un imposteur paranoïaque et amnésique qu’elle cherche à soigner en analysant ses rêves, interprétation grâce à laquelle elle parvient à expliquer le traumatisme de l’enfance de son patient (son sentiment de culpabilité vis-à-vis de la mort accidentelle de son frère), ainsi qu’à découvrir l’identité du meurtrier du véritable Dr Edwardes. Pour la célèbre scène onirique, en plus des décors et d’une partie de la mise en scène, Salvador Dalí réalisa une centaine de dessins et cinq toiles, qui ont pour thème récurrent un œil ou des yeux. Le décor de la salle de bal est fait de gigantesques yeux qui, placés telle une tenture, surplombent les acteurs, et sont découpés avec d’énormes ciseaux, citation directe des premières images d’Un Chien andalou où l’on voit en gros plan un homme tranchant au rasoir l’œil d’une jeune femme. L’œil et l’énucléation sont l’un des thèmes récurrents des surréalistes, puisque Breton, Magritte, Ernst, Brauner en ont souvent parlé ou l’ont représenté. Image type de la castration symbolique selon Freud, étant donné le contexte artistique, l’attaque physique de l’œil ne peut qu’impliquer le spectateur de manière immédiate, puisque c’est tout aussi bien son propre regard de spectateur/voyeur qui est alors mis en scène. Dans cette histoire policière complexe, voir équivaut bien évidemment à savoir, à connaître la vérité, à revoir son passé, ou bien encore à le faire disparaître, à le refouler et à le censurer, au refus de « voir la vérité en face » (les yeux coupés), laquelle ne traite rien de moins que la question de la mort : celle, accidentelle, du frère du patient ; celle, volontaire, accomplie par le meurtrier du Dr Edwardes. Comme il s’agit d’un film, de décors exécutés par un peintre, il semble tout naturel que les rêves du Dr Edwardes soient rendus par des images. Chose qui ne va pourtant pas de soi, dans la mesure où nos rêves sont presque toujours rapportés verbalement, et ne sont qu’une reconstruction du rêve, non le rêve tel qu’en lui-même. Projeter directement ses rêves sans avoir à passer par le langage est une idée qui a d’ailleurs longtemps occupé deux des premiers disciples de Freud, Karl Abraham et Hanns Sachs, au point que le second collabora au premier film psychanalytique, Les Mystères d’une âme, réalisé par Pabst en 1926.
Un film qui surinterprète les peintures de Dalí
Quelle que soit la valeur scientifique de La Maison du Dr Edwardes du point de vue de la psychanalyse, l’astuce d’Hitchcock aura été de redoubler ses images cinématographiques par des visions issues du monde pictural dalinien, soulignant ainsi qu’il s’agit en dernière instance d’une surinterprétation, mais que cette dernière est faite d’images interprétant d’autres images et non plus d’une parole qui les retranspose. Et si, comme il le voulait, en plein accord avec Dalí avec lequel il travailla étroitement, la netteté des images le dispute à l’incohérence apparente de leur enchaînement, Hitchcock a réussi là une mise en scène superbe de ce que pouvait être un rêve – comprenant somme toute une logique cachée –, tout en respectant la théorie picturale dalinienne qui veut que toute forme peut en produire une seconde, puis une troisième, par une succession de transformations qui renferment le sens profond de l’image.
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Dalí-Hitchcock, histoire d’œil
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°511 du 1 novembre 1999, avec le titre suivant : DalÁ-Hitchcock, histoire d’œil