Le Musée des arts décoratifs de Bordeaux réunit dans un parcours bicéphale les architectes et designers italiens père et fils Carlo Scarpa et Tobia Scarpa.
BORDEAUX - C’est une bien étrange exposition qu’a concoctée le Musée des arts décoratifs de Bordeaux. Soit un père, Carlo Scarpa, maître transalpin de l’architecture moderne – à l’instar d’un Le Corbusier – et fameux professeur à l’Institut universitaire d’architecture de Venise (IUAV), décédé accidentellement en 1978, à l’âge de 72 ans, lors d’un voyage au Japon. Soit son fils, Tobia Scarpa, architecte itou, diplômé de ce même IUAV et designer, aujourd’hui âgé de 77 ans. La présentation s’intitule « Carlo Scarpa & Tobia Scarpa, Dialogo Sospeso », autrement dit : « Dialogue suspendu ».
On se dit que, certainement, c’est la mort du père qui aura interrompu ledit « dialogue », mais que l’expositiondevrait être une belle occasion de rétablir et d’évoquer ce que fut, avant cette interruption fatale, toute la richesse d’un tête-à-tête quotidien entre un père et son fils, entre deux architectes. Que nenni. La présentation se scinde en deux parties bien distinctes : au rez-de-chaussée, Tobia Scarpa. Au second étage, Carlo Scarpa. Entre les deux niveaux, aucune passerelle. En clair : ce n’est pas à un « dialogue », fût-il « suspendu », que le visiteur a droit, mais bel et bien à deux monologues. Tobia Scarpa en convient : « Nous avions, mon père et moi, structuré une espèce de compétition entre nous deux, une sorte de duel d’amoureux. Il y a eu compétition pour l’amour d’une femme, ma mère, qui était aussi l’épouse de mon père. Il y a eu compétition sur le plan professionnel aussi. Le dialogue fut effectivement difficile, voire hypothétique. Au final, il n’a sans doute pas eu lieu. » Pourquoi alors avoir voulu réunir à tout prix ces deux personnalités qu’il semble difficile de marier dans le travail, leur parenté directe mise à part ? Et Tobia Scarpa de tenter une ultime pirouette : « Le dialogue, je l’ai aujourd’hui à travers le métier d’architecte. En ce sens, on peut dire qu’il existe encore… »
Dès lors, on comprend mieux cette scénographie délibérément bicéphale. La sélection de pièces de Carlo Scarpa comprend des photographies, maquettes et dessins au trait sublime et aux détails abondants – la Fondation Querini Stampalia, à Venise, le complexe funéraire de la famille Brion, à San Vito d’Altivole… La table Doge (Simon) dessinée pour la maison Zentner à Zurich, très technologique et néanmoins élégante, de raffinées carafes en argent (Cleto Munari), ou encore un petit « cabinet » accueillant des vases conçus pour le verrier Venini, montre toute sa virtuosité et sa poésie. Le parcours de Tobia Scarpa est évoqué quant à lui au travers d’une multitude de projets, dont une majeure partie, jusqu’en 1999, a été effectuée en collaboration avec sa première épouse, Afra Bianchin (1937-2011). On y trouve plusieurs pièces séduisantes : la très belle lampe en marbre Biagio (Flos), le lit Vanessa (Gavina), ruban de métal plié qui se contorsionne à l’envi, ou le fauteuil de cuir Soriana (Cassina), pour lequel les deux designers décrocheront, en 1970, un Compasso d’oro, plus haute distinction transalpine en matière de design.
Côté architecture, on voit d’abord Tobia Scarpa se détacher manifestement du style paternel – voir l’usine de tricot construite pour la firme Benetton en 1964, à Paderno di Ponzano (Italie) –, avant de revenir s’y frotter presque en catimini, notamment lors du réaménagement d’édifices patrimoniaux à vocation culturelle, telles les nouvelles galeries de l’Accademia, à Venise, un domaine dont Carlo Scarpa fut jadis l’un des plus fins spécialistes.
Lorsqu’il pointe du doigt la lampe Fantasma (Flos) imaginée en 1961 et présentée dans l’exposition, Tobia Scarpa raconte qu’au moment de son élaboration il se devait d’exister en regard d’un autre designer prestigieux et « merveilleux » de l’écurie Flos, Achille Castiglioni. « Coincé » entre un père célèbre et, cette fois, un maestro du design italien, Tobia Scarpa n’avait qu’un but : « Qu’est-ce que je peux faire pour être regardé ? » Tout est dit.
Jusqu’au 31 décembre, Musée des arts décoratifs, 39, rue Bouffard, 33000 Bordeaux
tél. 05 56 10 14 00, tlj sauf mardi, lun.-mer.-jeu.-ven. 11h-18h, sam.-dim. 14h-18h.
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Un manque de dialogue
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaires de l’exposition : Bernadette de Boysson, conservatrice en chef et directrice, jusqu’il y a peu, du Musée des arts décoratifs ; François Guillemeteaud, chargé des expositions, des collections et des services au public
- Scénographie : Tobia Scarpa
- Nombre de pièces : plus de 150
Voir la fiche de l'exposition : Carlo Scarpa et Tobia Scarpa : Dialogo sospeso, architecture et design à Venise, XXe-XXIe siècles
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°377 du 19 octobre 2012, avec le titre suivant : Un manque de dialogue