La « maison de sons » du compositeur et plasticien Pierre Henry, disparu en 2017, n’est pas une simple maison d’artiste, c’est une « œuvre d’art totale » qui ne jouera plus après sa destruction cet été. Ultime reportage.
Cest un après-midi de printemps, rue de Toul, voie paisible du XIIe arrondissement de Paris, pourtant… Depuis quelque temps, des anonymes s’arrêtent devant la façade un peu décatie du n° 32, d’où une imposante masse végétale s’extirpe d’une fenêtre du premier étage, marque de l’esprit créateur qui vécut 46 ans entre ces murs. Depuis l’annonce de sa destruction en juillet prochain pour laisser place à un projet immobilier, certains laissent des mots dans la boîte aux lettres, d’autres sonnent, avec l’espoir de pouvoir pénétrer l’antre singulier de la maison du plus grand musicien électroacousticien de son temps, Pierre Henry, disparu le 5 juillet 2017. Car la maison du 32 rue de Toul n’est pas « juste » un lieu d’habitation, c’est une maison d’artiste, de celles qui révèlent combien la vie et l’œuvre d’un créateur se confondent, leurs liens intimes et permanents, sans discontinuités, paradoxe sans doute nécessaire à un compositeur qui créait en fragmentant des sons pour les recoller sur bandes magnétiques. Ses petits ciseaux aux lames aiguisées et son fin rouleau de collant sont d’ailleurs toujours posés sur une étagère du studio où six de ses neuf magnétophones à bandes magnétiques attendent désormais d’être transposés dans une reconstitution à la Cité de la musique.
La maison de Pierre Henry est à la fois instrument, décor, scène, sonothèque, musée, source d’inspiration et lieu de vie depuis son emménagement en 1971. Car si le temps est un élément central dans son travail de composition, l’importance du lieu et de la mise en espace est immédiatement perceptible lorsque s’ouvre le portail en métal noir de la maison, derrière lequel se tient sa femme Isabelle, collaboratrice de premier plan. Elle a travaillé à ses côtés durant près de 50 ans, au plus près d’une œuvre monumentale qu’elle perpétue aujourd’hui, entourée de deux autres femmes : Annick Dubosq, qui assistait Pierre Henry dans ses créations plastiques, et Bernadette Mangin, son assistante musicale de 1982 à 2017. « Nous travaillons encore avec lui, il y en a pour une dizaine d’années au moins avec tout ce qu’il y a ! », explique Isabelle de sa voix chaleureuse.
L’intérieur de la maison est un véritable trésor où le moindre espace porte la marque du maître des lieux. Pierre Henry n’avait quasiment aucun meuble, utilisant sols, murs et plafonds comme réceptacles de son travail : des affiches de ses concerts tapissent le plafond d’une pièce du premier étage, les tranches orangées des boîtes de bandes magnétiques – 10 000 sont en cours d’archivage par la BnF – couvrent des murs entiers, les peintures concrètes, assemblages de matériaux composites et fragmentés, sont omniprésentes dans la cour comme dans toutes les autres pièces de la maison. Parmi les compositions plastiques auxquelles il s’est consacré durant plus de vingt ans, des autoportraits sont glissés çà et là : Pierre Henry occupe tout l’espace.
Les rares autres portraits évoquent ses rencontres artistiques : Olivier Messiaen son professeur, Maurice Fleuret, conseiller de Jack Lang qui contribua à la création de son studio Son/Ré en 1982, ou encore Maurice Béjart, qui chorégraphia notamment la célébrissime Messe pour le temps présent en 1967. En montant l’escalier, on découvre avec étonnement deux rangées de photographies de ses ancêtres, disposées entre les marches. Si ses livres de peinture étaient ses musées favoris, la maison en est un à part entière : « Une œuvre d’art totale », pour sa galeriste Aline Vidal. Une atmosphère que découvrit la chorégraphe Carolyn Carlson, qui a collaboré avec le compositeur en 1973 pour Kyldex 1, lorsqu’elle y vint à la fin des années 1970 avec John Davis, et garde en mémoire : « Nous étions tous les deux fascinés par sa “forteresse” créative. Nous avons eu l’impression d’être dans un musée fait maison, témoignant de cette façon très personnelle d’exprimer ses multiples personnalités. Le charme et la chaleur reflétés dans ses tableaux et les cadeaux de fans ornaient les murs d’une âme bohème, dont les chemins artistiques uniques exprimaient sa fascination pour ses aptitudes de “génie”, non seulement dans sa musique mais aussi dans le domaine des arts visuels. »
Objets et instruments fusionnent parfois avec l’architecture comme ce Synthi, l’un des premiers synthétiseurs, incrusté dans le mur de son studio. Au sous-sol, où fut notamment créée Futuristie entre 1973 et 1975, une curieuse installation s’offre au regard une fois passée l’épaisse porte insonorisée par l’artiste : Le Piano chanteur (2012), table d’harmonie d’un piano, son instrument de prédilection, renversée sur le côté accueillant d’étranges objets et fragments d’instruments, le tout soigneusement éclairé. Parmi cette multitude d’objets, un détail frappe : massives et silencieuses, de grandes enceintes noires sont là, dans différents coins de l’espace. Elles rappellent que cette visite, la dernière, se fait en silence tel un absurde contresens.
Il y en a d’autres, installées dans différentes pièces de la maison par le compositeur qui soignait leur emplacement pour chaque concert qu’il organisait chez lui dès 1996.
Intitulés « Pierre Henry chez lui », ces concerts ont rassemblé près de neuf mille personnes durant une dizaine d’années. L’artiste ouvrait alors grand sa maison qui devenait une salle de concert pour une quarantaine de privilégiés qui avaient pu avoir des places, quand s’étirait une longue file d’attente sur le trottoir. « Il aimait ce côté intime avec le public, lui faire partager sa musique dans son univers global ; c’était très étudié », se souvient Bernadette Mangin. Si le public pouvait apprécier le concert depuis les toilettes, la cuisine ou encore s’allonger sur le lit du compositeur, il n’était pas indifférent aux créations plastiques de Pierre Henry auxquelles le Musée d’art moderne de la Ville de Paris consacra d’ailleurs une exposition en 2013. « Les peintures concrètes attiraient le public, certains s’en approchaient pensant que le son en sortait. Pierre a été tenté de les sonoriser », rappelle Annick Dubosq. Cette proche collaboratrice explique que c’est en 1990, lorsque le montage musical passe de l’analogique au numérique, que le compositeur commence à créer ces peintures concrètes, proches du Nouveau Réalisme, bien qu’il se dît lui-même influencé par le surréalisme et les collages de Max Ernst et Kurt Schwitters.
Pierre Henry attribuait son ouverture à l’art pictural à ses fréquentations d’artistes plasticiens tels Arman, Yves Klein, Jean Degottex ou encore Georges Mathieu. Qu’il s’agisse de musique ou de peinture, la création était, pour Pierre Henry, un processus physique, celui d’une matière éprouvée dans l’espace-temps. Pour créer ses sons, il plaçait des micros à différents endroits, claquait des portes (Variations pour une porte et un soupir, 1963), bougeait divers objets et matériaux ou même son propre corps, puis découpait les bandes magnétiques pour isoler et recoller les sons. « Lorsqu’il n’a plus pu faire ces montages à la main, il a trouvé un autre moyen d’empoigner la matière », explique Annick Dubosq.
Ce prolongement plastique du geste musical transparaît déjà dans la définition que l’artiste fait lui-même de la musique concrète en 1955 : « Le découpage d’un fragment de son enregistré, qui peut être reproduit semblable à lui-même autant de fois qu’on le désire, nous amène à le considérer comme un objet sonore, décomposable ou non en objets plus simples. » L’objet est ainsi déconstruit pour être réutilisé dans une nouvelle composition, picturale ou sonore. « La musique est un art d’architecture, de construction, de synthèse. La musique concrète est, avant tout, prise de conscience de l’élément, de l’objet sonore […]. “Le fait concret”, c’est le retour au réel », écrivait-il.
À quelques semaines de la destruction bien réelle de sa maison de sons, sa dernière habitation, il est important d’en rappeler une autre, celle de son enfance, déjà source d’inspiration du compositeur. Dès la deuxième page du Journal de mes sons [Actes Sud, 2004], Pierre Henry la décrit ainsi : « Mes premiers souvenirs de musique au sens large sont l’orage, le vent et le train. Nous vivions à la campagne dans une maison assez vieille aux murs très épais. Nous avions un grand jardin avec une pièce d’eau, un bois, une source, une volière, des poules et, tout au fond, une voie de chemin de fer. » Dans Mes seize années-clés, texte paru en 2003, il évoque sa maison en 1989, au sujet de sa création Une maison de sons : « En intitulant cette expérience Une maison de sons, j’ai voulu faire entendre que la maison que j’habite, qui est aussi mon studio, est devenue en quelque sorte mon atelier privilégié, où la méditation côtoie l’écoute, et depuis quelques années la création picturale. Désormais, cette maison est aussi un lieu où le public est convié à des soirées conçues dans une optique de projection sonore de proximité. »
En 2018, cette maison-instrument ne jouera plus. Pierre Henry ne redoutait pas la destruction, au contraire, il la provoquait pour permettre de créer de nouvelles compositions, inventant sans cesse de nouveaux sons, remixant lui-même de nombreuses compositions sonores et picturales, projetées dans un futur constant. De futur il est pourtant bien question, à l’heure de l’inévitable destruction de sa maison de sons qui pourrait bien donner vie à un autre espace également situé dans le XIIe arrondissement où sa musique serait à nouveau diffusée : « Ma musique idéale est celle que je ferai demain, celle dont je m’acharne à rêver », écrivait-il en 1979. Certains s’acharnent aujourd’hui à faire que, demain, les enceintes éteintes de sa maison de sons puissent à nouveau vibrer, perpétuant les sons de la vie de Pierre Henry.
L’Apocalypse de Jean (1968), album de Pierre Henry joué en concert le lundi 15 octobre 2018 à 20 h. Théâtre de l’Athénée, 7, rue Boudreau, Paris-9e. Tarifs : 13 et 26 €. www.athenee-theatre.com
Tokyo 2002 (1998), morceau de Pierre Henry joué en concert le samedi 22 septembre 2018. La Scala Paris, 13, boulevard de Strasbourg, Paris-10e. www.compagniedespetitesheures.com/la-scala
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Telle était la maison de sons de… Pierre Henry
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : Telle était la maison de sons de… Pierre Henry