Six designers pour un monde nouveau

On cherchera en vain des propositions de mobiliers et d’objets d’intérieur parmi les projets de designers sélectionnés dans le cadre de Mondes nouveaux, programme de soutien à la création lancé en juin 2021 à l’occasion du plan France Relance. Car le design mis en œuvre ici s’intéresse autant, sinon davantage, au processus de fabrication qu’à l’objet final. Alors que la règle des trois R (réduire, réutiliser, recycler) fait désormais référence afin de minimiser les déchets, ce design prospectif se fixe pour ambition non seulement de réduire son impact écologique, mais de renouveler notre approche des ressources. « Pour beaucoup de designers aujourd’hui, il ne s’agit pas tant de ne pas polluer, puisque cela relève de l’évidence, que de créer leur propre matériau », explique Caroline Naphegyi, fondatrice de Design for Change et membre du comité de sélection de Mondes nouveaux. Ainsi des Ateliers Grappins, lauréats de ce programme, qui ont élaboré des tuiles faîtières à partir de coquilles d’huîtres.

Conçus en partenariat avec le Conservatoire du littoral et le Centre des monuments nationaux (CMN), les projets lauréats ont pour particularité d’être en lien avec des territoires précis. « Ce sont des projets situés, souligne Caroline Naphegyi. Tous partagent une approche systémique, c’est-à-dire qu’ils impliquent les acteurs locaux. » Par exemple, en mettant les savoir-faire artisanaux et technologiques bretons au service de la préservation des eaux du littoral et de leur histoire (Tombolo, d’Isabelle Daëron) ; ou en valorisant, aux côtés des forestiers, les bois impropres à la consommation (Standards autochtones, de Samy Rio). En permettant à la cinquantaine de designers et d’architectes lauréats de s’émanciper de la logique de la commande, en leur donnant le temps et les moyens de la recherche, Mondes nouveaux leur a offert de réinventer les logiques de production. Issus de générations différentes, celles et ceux que nous avons rencontrés ont également des notoriétés et des parcours divers, mais leurs initiatives ont en commun le goût de l’expérimentation. Libérée de l’exigence de rentabilité, c’est une nouvelle façon de faire du design qui s’illustre à travers leurs propositions. Ces projets, dont certains sont encore en phase d’élaboration, vont-ils changer le monde ? Ils ont en tout cas pour mérite de rendre possibles d’autres manières de l’envisager, à travers une relation renouvelée à notre environnement, dans toute sa richesse, écologique et humaine.

Son parcours -  Diplômée De L’école supérieure d’art et de design de Reims (ESAD) et de l’ENSCI-les Ateliers (Paris), cette Bretonne d’origine mène de front enseignement et recherche. En 2018, elle crée le Studio Idaë, qui œuvre dans le champ du design urbain et de l’espace public. Les enjeux environnementaux, notamment la question de l’eau, sont au centre de sa démarche. En 2015, sa série des Topiques, autour de la revalorisation du réseau d’eau non potable à Paris, lui a valu d’être lauréate de la bourse Audi Talents Awards. Deux prototypes, un dispositif de rafraîchissement et une borne de nettoyage, ont donné lieu à des réalisations dans la capitale.
Son credo -  Les designers ont la faculté de recueillir beaucoup d’informations et de les traduire dans un langage compréhensible par tous.
Son projet Tombolo - À La Tête d’une équipe réunissant plusieurs entités, Isabelle Daëron a imaginé un récit de sensibilisation à la question de l’eau douce, cruciale en Bretagne où la qualité des eaux est un problème récurrent, en raison de l’agriculture intensive et des rejets industriels. « J’ai longtemps travaillé cette question des ressources en eau d’un point de vue utilitaire. Grâce à la liberté qu’offrait Mondes nouveaux, je l’ai envisagée cette fois-ci du point de vue de la narration. Dans la mythologie celte, accéder à l’eau revient à accéder à la connaissance. Cette analogie structure notre intervention qui prend la forme d’une sculpture sur le chemin des douaniers (à laquelle sera associée un podcast), d’objets de médiation et d’une scénographie dans la Maison du littoral. »

Son parcours -  Samy Rio A Étudié l’ébénisterie avant de s’inscrire à l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI). Depuis l’obtention de son diplôme en 2014, le designer, l’un des plus médiatiques de sa génération, multiplie les projets, travaillant tour à tour le bambou et le feutre, passant d’une résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto (2019), dans le cadre du programme de l’Institut français à l’étranger, aux ateliers de la Fondation Luma, à Arles. Au-delà de la confection d’un bel objet durable, comme sa lampe Quasar pour petite friture, sa démarche vise à trouver des substituts aux matériaux polluants afin de les intégrer dans la chaîne de production industrielle.
Son Credo -  Identifier Et Préserver les ressources naturelles, à l’échelle locale.
Son Projet Standards Autochtones -  Il s’inscrit dans un programme de sauvegarde de la forêt méditerranéenne, aux côtés des forestiers qui cherchent à y relancer la biodiversité en plantant de nouvelles essences d’arbres. « Mais que faire des bois déjà existants, jugés impropres à la consommation, car malades ou constitués en taillis ? » : telle est la question à laquelle s’est attelé le designer. Afin de valoriser cette matière première, Samy Rio a défini plusieurs pistes allant de la réalisation de colles locales au thermo-chauffage capable d’améliorer la technicité de certains bois en les rendant imputrescibles pour en faire, par exemple, un mobilier d’extérieur. Du solide.

Leur Parcours -  Mathilde Pinatel (née en 1993) et Léo Grandhomme (né en 1996) sont architectes ; ils ont fondé les Ateliers Grappin comme le « laboratoire d’une architecture de cueillette, fabriquée avec le paysage ». Outre la collaboration avec un réseau d’intervenants issus de disciplines variés, leur démarche se caractérise par ses propres matériaux, ce qui les rapproche des Designers.
Leur Credo -  L’architecture, dans toutes ses échelles, est un bien commun. Construire dans l’environnement habité est l’affaire de Tous.
Leur Projet Les Cabanons -  En imaginant une valorisation des cabanons ostréicoles désaffectés en équipements accessibles au public, le duo vient souligner la richesse d’une architecture vernaculaire née sur les rives du golfe du Morbihan. L’enjeu de leur intervention est double. D’une part, promouvoir les notions de patrimoine, de paysage, de mémoire et de bien commun dans un territoire de plus en plus façonné par des logiques foncières : le cabanon est protégé à l’aide de panneaux de chaume de roseau et de planches de bois brûlé. D’autre part, initier à travers l’invention de matériaux produits à partir des ressources locales (coquilles d’huîtres, algue, zostère…) le potentiel de création d’une véritable filière de production.

Son Parcours -  Frédéric Bonin vient du design industriel. À 25 ans, diplôme en poche, il crée Axone, une agence spécialisée dans la stratégie, le conseil en innovation-produit et l’ingénierie et l’accompagnement technique, de l’étude de faisabilité au prototypage. Il a également mis en place le programme du master Interculturalité Chine pour l’École de design Nantes Atlantique, à Qingdao pendant deux ans, puis à Shanghai.
Son Credo -  L’innovation Au service d’une boucle circulaire, globale et vertueuse, à l’échelle Locale.
Son Projet Reseacling -  Le principe : récupérer les déchets plastiques polluant les fonds marins et les recycler sur place pour en faire le matériau d’un ensemble de mobilier utile à la collectivité. Pour ce faire, Frédéric Bonin a mis au point un procédé de rotomoulage artisanal qui emprunte aux techniques industrielles (en utilisant une bétonnière et une cocotte en guise de moule !). Il implique les acteurs locaux et propose la mise en œuvre d’un cycle complet, de la récupération des déchets à la fabrication. Son projet s’inscrit dans un contexte précis : très symboliquement, le mobilier d’accueil fabriqué prendra en effet place à Boulogne-sur-Mer, devant le site Nausicaa dédié à la protection de l’univers marin.

Son Parcours -  Ce Spécialiste du data design (ou design de données), maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, est le fondateur de l’agence de création FXDS. Il est également chercheur associé au laboratoire de l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Il a enfin écrit de nombreux ouvrages et articles (scientifiques et de vulgarisation) traitant des nouveaux « territoires » et enjeux du Design.
Son Credo - À Travers La Représentation-visualisation de données massives (big data), permettre une plus grande « expressivité » de L’information.
Son Projet Shore Shapes -  Dans la cadre de la matérialisation de données, notamment celles concernant les évolutions du littoral et de la biodiversité, ce projet leur confère « forme, matière, comportement, allure au sens large », explique le designer. Shore Shapes propose ainsi une expérience esthétique de l’information. Mouvements biomorphiques et couches du paysage tendent alors à figurer le réel sans lui être complètement fidèles, entretenant avec lui une distance. Cette représentation, qui cultive une ambiguïté entre image et réalité, nous enjoint de regarder et de comprendre les changements en cours à travers le temps.

Son Parcours -  La Plus Jeune lauréate de Mondes nouveaux était encore en formation à l’École Boulle quand elle a imaginé ce projet ancré dans le savoir-faire verrier de sa région natale, la Lorraine. Diplômée en 2022, elle complète son cursus par un master à l’ENSCI-Les Ateliers et est actuellement en résidence au National Taiwan Craft Research and Development Institute.
Son Credo -  Adopter Une Approche ethnographique pour mieux comprendre l’origine des objets et les Réinventer.
Son Projet Imprimer La Terre -  Il s’agit d’une forme d’hommage au savoir-faire verrier lorrain. C’est au Centre international des arts verriers (Ciav) de Meisenthal qu’Emma Lutz entreprend un travail d’investigation, à travers une série d’entretiens avec des verriers, des historiens, des géologues… Les fragments de verre qu’elle découvre ensuite dans les sols des forêts lors de ses promenades « cartographiées » aux environs du Ciav servent de point de départ à une enquête. Celle-ci la conduit, via une plongée dans les archives du Musée du Louvre, aux origines d’une technique, le soufflé au « noyau », utilisée dès l’Antiquité pour fabriquer les objets en verre creux, et tombée dans l’oubli. Un geste ancien qu’elle a réintroduit au sein des ateliers pour concevoir une vingtaine d’objets en verre.