Artisanat d'art

Simone Prouvé, une vie sur le fil

Par Mathieu Oui · L'ŒIL

Le 4 septembre 2023 - 1837 mots

Longtemps dans l’ombre des hommes de son entourage, la créatrice textile a construit un œuvre innovant et inclassable, qui commence seulement à être reconnu.

C’est l’histoire d’une petite fille timide et mal à l’aise à l’école qui se réfugie dans la couture. Sous son pupitre, la voilà qui se met à fabriquer un sac-à-dos miniature, et toute la panoplie du parfait randonneur : duvet, moufles, vêtements de laine, gourde, piolet, chaussures, etc. Une gamme complète de 120 éléments pour s’évader et parcourir le monde. Nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la collégienne se prénomme Simone et vit à Nancy. Son père, Jean Prouvé (1901-1984), architecte et designer autodidacte, va marquer l’histoire du modernisme avec ses maisons préfabriquées et ses innovations constructives à base de structures métalliques. Le grand-père est Victor Prouvé (1858-1943), peintre et sculpteur, une figure de l’Art nouveau et de l’École de Nancy. Si son frère Claude suit les traces paternelles – il sera architecte –, Simone trouve sa propre voie, en autodidacte. Ce sera celle du fil. Ou plus précisément, celle des fils. Discrètement, mais avec détermination, la créatrice va s’inscrire dans la création contemporaine durant plus de cinquante ans.

un Séjour initiatique en Scandinavie

L’année de ses 18 ans, sur une intuition de sa mère qui a perçu son goût pour le fil, la jeune Nancéenne part à Paris apprendre le tissage auprès de Micheline Pingusson, tisseuse et épouse de l’architecte et urbaniste Georges-Henri Pingusson. De retour à Nancy, son père lui offre un petit métier à tisser de 80 cm, fabriqué à partir des plans de Micheline Pingusson. « Le blocage de l’écriture à l’école était dépassé ; avec le tissage, je m’exprimais librement. J’écrivais avec des fils. Je tissais des vêtements, des écharpes, des foulards, des jupes, des ponchos », se souvient-elle. En 1953, Simone s’envole pour la Scandinavie, pour ce qui va devenir un véritable voyage initiatique. En Suède, auprès de l’artiste textile Alice Lund (1900-1991), puis aux côtés de la Finlandaise Dora Jung (1906-1980), elle poursuit son apprentissage. En Finlande, elle se met à la photographie, l’autre grande passion de sa vie. Quand elle revient de ce périple, Simone n’est plus la jeune fille incertaine de son avenir. Désormais adulte, émancipée, elle va bientôt s’affirmer comme lissière (un terme qu’elle préfère à celui de tisserande). La technique n’a plus de secret pour celle qui s’exerce aux différents points, croisements de fils, tissage ajouré, mouvements de vague, damassé, incrustations ou mélanges de matières. Simone se lance aussi dans la teinture, en notant ses recettes dans un cahier (qui a rejoint, en 2021, le fonds d’archives de la bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou). Au recto, sont inscrites les expérimentations chimiques, au verso, les teintures naturelles. Les tests et échantillons de fils naturels, laine, coton, soie sauvage, lin, chanvre et ramie (une fibre originaire d’Extrême-Orient aussi appelée ortie de Chine) sont également documentés. Ses premiers clients sont des magasins de décoration, qui lui achètent voilages, rideaux et nappes. Vers 1955, elle crée des tissus de banquette pour Charlotte Perriand, avec laquelle elle va travailler régulièrement. Dans le livre qui retrace son parcours à la première personne (Simone Prouvé, tisser la lumière. Selena Éditions), Simone recense près de 80 chantiers d’architecture, seule ou avec le peintre André Schlosser (né en 1931), son mari qu’elle rencontre en 1961 à Paris et dont elle se séparera en 1989. Charlotte Perriand, Bernard Zehrfuss, Claude Prouvé, Reiko Hayama, Christian de Portzamparc, Claude Parent ou Odile Decq, la liste de ses travaux avec des architectes est impressionnante. Bon nombre d’entre eux furent des collaborateurs, élèves ou stagiaires de son père. Ces liens amicaux et professionnels qui se constituent naturellement lui ouvrent les portes du monde de la construction.

des Tapisseries monumentales

Très vite, l’œuvre qu’elle réalise avec les architectes est placé sous le signe de la monumentalité, tel ce panneau de 3,70 m par 5,60 m, pour l’église du Sacré-Cœur de Bonnecousse (81), confectionné en ramie, laine et lin. La tapisserie, qui nécessite trois largeurs de tissu assemblées, est commanditée en 1959 par l’architecte Joseph Belmont. L’œuvre aux motifs abstraits entre en dialogue avec l’élégant alignement des poteaux métalliques de la nef dessinés par Jean Prouvé. Suivront de nombreuses autres réalisations géantes, durant ses années de travail avec André Schlosser, en 1970 avec Charlotte Perriand pour la salle des assemblées de l’Onu ou cette composition murale en coton et laine de plus de 13 m de long pour la maison du golf de Bélesbat (91). « Simone n’est ni une théoricienne ni une conceptuelle », analyse Muriel Seidel, son amie, sa confidente et sa biographe. « Sa démarche est d’abord celle d’une chercheuse et d’une créatrice. Et quand elle a une idée, elle ne s’arrête pas au premier obstacle. Elle peut déployer une énergie de fonceuse que l’on ne soupçonnerait pas en voyant sa silhouette plutôt fine. » Tout au long de sa vie de créatrice, cette ténacité sera l’une de ses grandes forces. Pour finir ses commandes en temps et en heure, elle peut passer des journées de 16 heures devant son métier à tisser.

La rencontre des « fils non feu »

En 1991, un chantier de son frère Claude pour la BNP de Reims nécessite des panneaux suspendus pour séparer les bureaux des guichets situés à l’arrière. Ce sera le point de départ de sa recherche autour des fils non inflammables, la grande innovation de Simone, sa contribution au design contemporain. De fait, la laine et le coton ne conviennent pas à la commande, qui requiert à la fois de la transparence et une résistance au feu. La lissière livre alors des panneaux en mélangeant des fibres naturelles, du polyéthylène et des fils d’aramide (terme global désignant les fils non feu). Malgré les difficultés techniques, cette recherche l’enthousiasme au point de se rendre dans les usines de production pour tester les fils et dialoguer avec les ingénieurs de leurs propriétés techniques. Car ce matériau difficile à teinter n’est pas destiné à être tissé. On l’utilise notamment pour confectionner des vêtements professionnels de sécurité. Mais il en faut plus pour arrêter Simone ! Elle travaillera une vingtaine de fils différents (acrylique, aramide, carbone, cuivre, fibre de verre, inox, silicone, etc.), souvent en mélant fibres naturelles et industrielles ou en composant ses propres mélanges. Sur l’un de ses derniers panneaux, désormais détenu par le Musée national d’art moderne, sont ainsi associés le polyéthylène, le crin de cheval et le carbone. Cette recherche assez inédite, attire l’attention de nombreux architectes. Odile Decq la sollicite pour la toiture du Musée d’art contemporain de Rome (le MACRo), une verrière avec inox tissé offrant différents effets de filtration du soleil. Le produit est réalisé sur mesure en collaboration avec l’architecte et les fabricants. « Ce n’est pas le tissage qui définit son travail, mais comment elle le détourne, le transforme, le pervertit, comment elle insère de la matière dedans, comment elle en joue », relève Odile Decq. Très singulières, minimalistes, les tapisseries de cette deuxième période ne se livrent pas immédiatement. Avec leurs dessins abstraits et leurs teintes sourdes, ces tissages méritent d’être vus in situ pour en apprécier toute la subtilité. « L’émotion qui se dégage de ces pièces provient à la fois d’une grande simplicité de moyens et du dialogue avec la lumière, observe Muriel Seidel. Devant certains panneaux translucides posés devant une fenêtre, le paysage et le tissage se superposent l’un à l’autre et créent une grande poésie. »

La photo comme source d’inspiration

Si Simone, âgée aujourd’hui de 92 ans, n’a désormais plus la force de manier le métier à tisser, elle continue à prendre des photos. Son terrain de jeu est le parc de la maison de retraite des artistes de Nogent-sur-Marne. Depuis ses premiers clichés nordiques, la créatrice s’est toujours intéressée aux détails : murs, pierres, sols, effets de matières, etc. À Nancy, l’emprunt prolongé du Leica paternel est une façon de tromper sa solitude. Elle se met aussi à la chambre noire et effectue ses propres tirages en noir et blanc. « Avec un grand-père qui dessinait à la perfection, un père très doué pour le dessin, je n’osais pas dessiner et j’ai choisi la voie de la photographie pour capturer les choses qui m’intéressaient », justifie-t-elle. Plusieurs de ses images sont d’ailleurs reproduites dans l’ouvrage. Terrain d’épandage aux formes craquelées, longues tiges de fleurs d’ail avec leurs goussets ou terrain vague saisi depuis les fenêtres de son atelier de la rue Titon, à Paris (11e) : la nature et les endroits délaissés constituent un formidable répertoire de formes, de matières et de graphismes qui nourrissent ses tissages. Selon Marie-Ange Brayer, conservatrice en chef au Musée national d’art moderne, ce dialogue entre ces deux mediums constitue un intérêt supplémentaire de cette œuvre aux facettes multiples. « Les détails urbains, les anfractuosités, les effets de profondeur ou le jeu sur l’infiniment petit qu’elle capture dans son objectif, se retrouvent mis en abyme dans les pièces tissées.» De nouvelles photographies devraient d’ailleurs rejoindre les collections du Musée national d’art moderne.

Une reconnaissance tardive

Longtemps passé sous les radars du monde de l’art et du design, le travail de Simone Prouvé commence à sortir de l’ombre. En 2021, le Centre Pompidou a acquis plusieurs pièces – 34 sont recensées aujourd’hui –, dont une partie a récemment fait l’objet d’une présentation dans les collections permanentes. L’institution avait de longue date des contacts avec la famille de Jean Prouvé, dont elle détient les archives. Olivier Cinqualbre, conservateur en charge de l’architecture, était ainsi en relation avec l’artiste depuis des années. « Lorsque nous sommes allés la voir dans son atelier de Romainville (93), très vite nous avons réalisé sa recherche d’expérimentation continue tout au long de sa carrière et sous diverses formes », témoigne Marie-Ange Brayer. Aux côtés d’autres créatrices comme Anni Albers (1899-1994), Gertrud Goldschmidt dite Gego (1912-1994) ou, parmi les nouvelles générations, Hella Jongerius (née en 1963), la conservatrice en charge du design n’hésite pas à la situer parmi les pionnières de la création textile.

 

1931
Naissance à Nancy
1949
Formation en tissage à Paris auprès de Micheline Pingusson
1950
Expo-vente de figurines à la Galerie Dina Vierny
1953-1954
Séjour dans le nord de l’Europe, formation auprès d’Alice Lund en Suède et Dora Jung en Finlande
1958
Première commande d’architecture pour l’église Saint-Gengoult de Marbache (54)
1970
Tapisserie géante pour la salle des assemblées de l’Onu, en collaboration avec André Schlosser
1991
Découverte des fils non feu
1995
Achat d’œuvres par le Fonds national d’art contemporain
2021
Acquisition d’un ensemble de pièces par le Musée national d’art moderne, centre de création industrielle

À LIRE 

Première monographie consacrée à Simone Prouvé, l’ouvrage retrace en plus de 200 pages les grandes étapes de son parcours. Rédigé à la première personne – l’artiste s’est confiée à Muriel Seidel –, l’ouvrage abonde de témoignages et d’anecdotes sur la famille Prouvé et le milieu de l’architecture d’après-guerre. À noter la qualité des illustrations réunissant des photos en noir et blanc de Simone, de très belles vues d’atelier–et de représentations des tapisseries.

 

Muriel Seidel, « Simone Prouvé, tisser la lumière, »

Selena Éditions, 228 p., 45 €.

À voir
Ses œuvres de la collection du Centre Pompidou sont exposées dans le cadre de « Chaleur humaine » , Triennale art & industrie, jusqu’au 14 janvier 2024, divers lieux, Dunkerque (62), www.triennale.fr« De fil et de lumière, Simone Prouvé »,
du 14 septembre au 17 décembre 2023, Maison nationale des artistes, 14, rue Charles-VII, Nogent-sur-Marne (94), fondationdesartistes.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°767 du 1 septembre 2023, avec le titre suivant : Simone Prouvé, une vie sur le fil

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