Art contemporain

Ryoji Ikeda à l’échelle du sublime

Par Céline Garcia-Carré · L'ŒIL

Le 12 février 2018 - 1811 mots

Figure phare de la création japonaise, très visible dans le cadre de l’année « Japonismes » en France, le plasticien et musicien privilégie l’approche émotive et sensitive à l’approche intellectuelle de l’art.

Installations stroboscopiques, bruit blanc, découpes noires de pellicules en celluloïd : l’utilisation du noir et blanc est prédominante dans le travail de Ryoji Ikeda. Derrière l’observation de ce minimalisme chromatique se trouvent déjà posés les fondements d’une recherche artistique exigeante et poétique que l’artiste a accepté de partager dans l’intimité de son atelier parisien. Pour lui, le noir est l’absence de lumière, et le blanc l’absence de couleur. Cette conception s’applique aussi à la musique, son médium originel : « Si j’accorde trop d’importance aux couleurs, je ne peux pas me concentrer sur autre chose, donc je les élimine et me focalise uniquement sur le noir et blanc. De même, en musique, je n’utilise jamais les harmonies qui sont comme l’équivalent des couleurs, je les enlève. Que reste-t-il sans l’échelle des tons ? Un squelette, telle une maison à laquelle on aurait retiré les fenêtres et les sols », explique l’artiste.

Dans cette approche minimaliste de la composition, la simplification extrême de la structure permet aussi l’élaboration d’un langage universel. Interrogé sur ses centres d’intérêt durant sa jeunesse, il répond sans hésiter : la musique. La dimension universelle de ce médium immatériel qui se passe de mots et, surtout, de toute compréhension intellectuelle pour être perceptible, attire déjà celui qui créera, des années plus tard, des compositions musicales et visuelles complexes telles que For 100 Cars en octobre dernier à Los Angeles. Cent voitures jouant simultanément une partition faite de « la » de différentes fréquences selon les périodes musicales, nuancée par des déclenchements de klaxons, pédales d’accélérateur et lumières de phares. « Il est bien plus important de ressentir que de comprendre une œuvre d’art. Comprendre est bien sûr très important pour vivre, comprendre ce que l’on se dit par exemple, mais la musique et l’art n’ont pas besoin d’être compris. Seule l’expérience de la sensation et de la perception est essentielle. »

L’expérience de la perception sensible
En effet, les installations de Ryoji Ikeda plongent le visiteur dans une puissante expérience sensible, par le son mais aussi par la lumière comme sa pièce Spectra, où de puissantes projections de lumière blanche se perdent dans l’infinité céleste, tandis qu’elles deviennent invisibles à l’œil du spectateur qui la parcourt, avec des sons évoluant au gré de ses déplacements. Ryoji Ikeda navigue en permanence entre le sensible et le compréhensible, le visible et l’invisible : « Mes images vidéo sont souvent très rapides, avec plusieurs informations en même temps. Le spectateur regarde quelque chose que son cerveau n’a pas le temps d’analyser. Il entre alors dans une expérience immersive, quasi hypnotique, comme un traitement de choc. C’est cette limite qui m’intéresse. »

L’artiste ne fait pas de différence entre la musique et les arts visuels. Pour lui, seule compte la composition : « En musique, je compose avec du son et dans les arts visuels, je compose avec des pixels, des couleurs, de la lumière. Comme pour chaque instrument d’une partition, je mets un pixel à la place du violon, des points à la place de l’alto, puis des textes, des nombres, et je les orchestre en jouant sur les tailles, les dimensions et l’espace. Je mixe ensemble des matériaux très différents, tous organisés autour de l’axe central du temps. » Le contrepoint, terme musical qui désigne la superposition de plusieurs lignes mélodiques distinctes, est un élément clé dans l’art de la composition de Ryoji Ikeda. Il explique : « Je n’aime pas le solo car il ne génère pas de relations. Cela peut être profond, mais c’est une performance de l’ego. Dans un duo, l’ego s’efface, chacun doit écouter et regarder l’autre, créant alors une nouvelle structure relationnelle. »

Si ce qui intéresse Ryoji Ikeda dans le contrepoint est l’effet produit par la mise en relation combinatoire de différents matériaux, de même, il aime expérimenter la mise en relation de différents champs artistiques et ainsi échapper aux catégorisations. En effet, lui qui ne se revendique d’aucune filiation artistique veut s’extraire de toute tentative d’enfermement. Ryoji Ikeda explique son processus créatif : il décline une idée de départ sous plusieurs formes, créant ainsi des séries, une quinzaine en cours depuis plus de vingt ans.

Au-delà des catégories et de l’espace-temps
Cette recherche évolue constamment au fil des créations, comme un va-et-vient entre le concept théorique initial et ses mises en forme successives. Ainsi, la série Time and Space débute par un double mini-album en 1998, puis prend la forme de films magnétiques de musiques de film, comme la pièce 4’33’’, matérialisation du silence en référence à la fameuse partition de John Cage, exposée en décembre dernier à la Galerie Almine Rech, à Paris. « J’aime rendre toujours plus floue la ligne de démarcation entre musique, arts visuels et mathématiques, qui forment un tout dans mon travail afin de rendre l’œuvre impossible à catégoriser. Dans un monde soumis aux phénomènes de mode, je cherche quelque chose d’universel qui échappe aux tendances. En cela les mathématiques pures me fascinent, car c’est la vérité qui transcende le temps : quand un théorème est prouvé, c’est pour toujours », explique-t-il.

Ce goût pour l’absence de limite entre les disciplines et ce refus de toute hiérarchisation entre les arts résulte de sa première expérience artistique au sein du collectif japonais Dumb Type qu’il intègre dans les années 1990, et où il se forme durant dix ans, tant sur le plan conceptuel, visuel que technique, avant de s’en détacher peu à peu pour développer son parcours individuel. La dimension collaborative propre à Dumb Type reste un modèle prégnant dans son processus créatif qu’il transpose avec des ingénieurs et des techniciens. Quelques rares collaborations artistiques émaillent son parcours désormais individuel, comme avec le peintre et musicien allemand Carsten Nicolai sur le projet Cyclo (2000-2011) : « Il a commencé comme peintre, il est plus sensible à l’œil et je suis plus sensible à l’ouïe, c’est différent mais, esthétiquement, c’est similaire. »

Plus récemment, Ryoji Ikeda compose la musique entièrement acoustique de la création At the Hawk’s Well du photographe japonais Hiroshi Sugimoto, inspirée de la pièce de théâtre nô du poète anglais William Butler Yeats qui sera programmée en septembre 2019 à l’Opéra Garnier. Autre collaboration majeure de Ryoji Ikeda, celle avec le chorégraphe américain William Forsythe sur « une création très petite, simple mais d’une grande profondeur ». La résonance de leurs univers est évidente avec la mise en regard de leurs installations respectives à la Villette en décembre dernier, où l’atmosphère hypnotique et intimidante de Test Pattern [n°13] fait écho à celle mécanique et mouvante de Nowhere and Everywhere at the Same Time no.2.

Tous deux partagent d’ailleurs une même fascination pour la beauté mathématique. Les mathématiques pures conjuguent deux dimensions chères à Ryoji Ikeda : l’infini et l’universel. Entre 2012 et 2014, il s’immerge au cœur de l’un des plus grands laboratoires de recherche sur l’énergie nucléaire, le Cern, près de Genève, s’intéressant au boson de Higgs et à la théorie de la super-symétrie. La pièce Supersymmetry (2012), qui présente la réalité de la nature à l’échelle quantique à travers une expérience artistique sensorielle, amorce cette résidence qui aboutira en 2015 à Micro|macro. Michael Doser, physicien-chercheur au Cern qui a beaucoup échangé avec l’artiste durant son séjour, dit de de lui qu’il « balance entre la liberté de la pensée et la contrainte de l’observation, exactement comme pour les physiciens-théoriciens ».

L’espace, essentiel et nécessaire
Cette immensité infinie, qui dépasse notre échelle de vie terrestre, trouve un écho dans les œuvres monumentales de Ryoji Ikeda, l’espace étant une composante essentielle dans son processus créatif. « Si une ville me donne une plage, une très grande maison ou un petit endroit, je m’adapte à l’espace qui est prioritaire, essentiel et nécessaire à mon travail. » Les créations de Ryoji Ikeda jouent aussi sur plusieurs amplitudes d’échelle, du monumental au petit format. Tandis que ses projections de data révèlent une spatialisation virtuelle, ses installations dans l’espace public dessinent de nouveaux lieux, proches de l’architecture. L’artiste crée une station de métro pour le Grand Paris en 2020.

Pour autant, il distingue art et architecture : « L’architecture est utile tandis que l’art est inutile. Contrairement à un artiste, un architecte crée en réponse à un besoin fonctionnel précis. » Ainsi, pour lui, l’artiste est dans la création pure, quasi abstraite, tout comme le mathématicien raisonne indépendamment de toute relation à la nature. Seule la démonstration formelle compte. Ryoji Ikeda fait de la data, support de transmission des flux d’informations, un objet de pureté esthétique. Dans un double renversement d’une grande force poétique, il rend visible et inutile ce qui est utile et invisible. Lorsqu’on l’interroge sur ses sources d’inspiration, il évoque les mathématiques mais aussi la nature et ses gigantesques paysages à la force desquels il est très sensible : « La nature est si violente, c’est incroyable. Quand vous regardez le soleil, c’est fou, sa lumière vous brûle. Quand vous allez sur les plages de Rio, au Brésil, les vagues énormes sont terrifiantes. J’aime ce qui est sublime, effrayant et beau. »

Ce vertige est certainement ce qu’il cherche à provoquer à travers ses pièces, poussant toujours plus loin les limites de la perception sensible. En cela, Ryoji Ikeda est un artiste à part dont la recherche esthétique tend inexorablement vers la pureté d’un absolu, qu’il soit visible ou invisible, matériel ou immatériel, pourvu qu’il soit universel et à l’échelle du sublime.
 

L’exposition Dumb Type

Première exposition monographique d’une telle ampleur en France consacrée au collectif interdisciplinaire japonais Dumb Type, « Actions + Réflexions » présente une frise chronologique de la fin des années 1980 à 2014, à travers la réactivation de sept installations monumentales au Centre Pompidou-Metz, dans le cadre de sa saison japonaise.

 

À ses débuts en 1984, Dumb Type rassemble une quinzaine d’étudiants du Kyoto City Art College issus de différents champs artistiques et techniques, dont les spécialités convergent vers une nouvelle forme d’expression artistique pluridisciplinaire, qui porte un regard critique sur les mutations technologiques d’une société japonaise alors en pleine ouverture au consumérisme occidental. Le parcours, qui s’étend sur plus de 1 200 m2, débute en pleine lumière par trois installations issues de performances clés de Dumb Type - Pleasure Life (1988), pH (1990) et S/N (1994) -, puis se prolonge avec trois installations individuelles de membres historiques : Lovers (1994) de Teiji Furuhashi, pendant intime de S/N dans laquelle il jouait son propre rôle un an avant sa mort du sida ; Datatron (2007) de Ryoji Ikeda et Toposcan/Ireland (2013) de Shiro Takatani. L’installation chorale intitulée MOV, créée au Japon en 2014 par le collectif, montre des images extraites des spectacles Memorandum, OR et Voyage et vient clore un parcours sensoriel et documentaire hors norme conçu spécialement par Dumb Type avec la commissaire Yuko Hasegawa, directrice artistique du Musée d’art contemporain (MOT) de Tokyo.

 

Céline Garcia
parcours 1966 Naissance à Gifu, Japon

1995 Premier album 1000 Fragments

1997 Or, première création avec Dumb Type

2014 Lauréat du prix Ars Electronica

Jusqu’au 5 mars 2018 Exposition collective « Japanorama » au Centre Pompidou-Metz

À partir du 20 jan. 2018 Exposition « Dumb Type, Actions + Réflexions » au Centre Pompidou-Metz

Du 15 juin au 17 sept. 2018 Exposition monographique au Centre Pompidou à Paris, dans le cadre de « Japonismes 2018 »

Sept. 2019 At the Hawk's Well de Hiroshi Sugimoto, à l’Opéra Garnier
 
informations

« Dumb Type, Actions + Réflexions »,
Centre Pompidou-Metz, du 20 janvier au 14 mai 2018. Commissaire : Yuko Hasegawa, directrice artistique du Musée d’art contemporain (MOT), Tokyo. Chargée de recherche et d’exposition : Hélène Meisel.

 

« Mutations/Créations 2, monographie de Ryoji Ikeda »,
du 13 juin au 27 août 2018 Centre Pompidou, Paris-4e. Commissaires : Frédéric Migayrou et Olivier Cinqualbre. www.centrepompidou.fr

 

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Ryoji Ikeda à l’échelle du sublime

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