Robert Storr est le directeur de la Biennale de Venise 2007. Américain, ancien conservateur en chef du département des Peintures et des Sculptures du Museum of Modern Art (MoMA) à New York, il a organisé de nombreuses expositions, notamment celles consacrées à Robert Ryman, à Bruce Nauman ou à Gerhard Richter. Il est actuellement professeur d’art moderne, titulaire de la chaire Rosalie Solow, à l’Institut of Fine Arts de l’université de New York. Robert Storr commente l’actualité.
Lyon, Istanbul, Venise… : qu’est-ce qui explique selon vous la multiplication des biennales ?
Les causes sont simples, diplomatiques, économiques, politiques, touristiques. Les biennales sont une façon de dire qu’en un lieu donné l’art existe, tout comme les infrastructures capables d’accueillir des visiteurs étrangers. Ce type de promotion n’est pas nécessairement négatif, il n’y a pas de honte à admettre que les facteurs esthétiques ou culturels n’entrent que pour partie dans l’organisation de ces biennales. Il ne faut pas refuser de voir les pouvoirs qui s’exercent en coulisses, ni les mépriser automatiquement, mais il est essentiel de maîtriser les moyens de les garder sous contrôle et de s’assurer qu’on les canalise au bénéfice de l’art plutôt qu’à son détriment.
Les capitales artistiques du siècle dernier existent-elles encore aujourd’hui ?
Je suis en désaccord avec nombre d’historiens de l’art qui ont théorisé et soutenu l’idée qu’il n’y a qu’une poignée de capitales culturelles à avoir eu de l’importance, Paris d’abord, New York ensuite, Londres maintenant… L’art moderne, au contraire, a toujours eu un développement plus complexe, tissant un réseau de contacts et d’échanges transnationaux, trop souvent ignorés ou tus.
Songez par exemple à l’influence de Gutaï à l’intérieur comme à l’extérieur du Japon dans les années 1950 et 1960, aux nouvelles perspectives et possibilités formelles, jamais explorées auparavant, même pendant l’apparente domination de ce qu’on appelait la peinture « américaine ». Et, à peu près à la même période, songez à l’abstraction réductrice et aux liens établis entre Tokyo, Milan, Paris, Amsterdam, et la vallée du Rhin, si souvent passée sous silence… J’en ai assez de cette conception de l’art comme d’un empire ! Dans mon travail, j’ai toujours cherché à analyser et à prendre en considération tous ces labyrinthes et à leur donner une place dans l’histoire. Il n’existe pas un monde de l’art, une réalité artistique unique, mais une infinité de réseaux, et beaucoup d’aventures liées les unes aux autres.
Quels effets les biennales produisent-elles sur le monde de l’art ?
Les conséquences de ce phénomène sont indéniables non seulement sur le plan matériel, mais aussi du point de vue esthétique. La structure des biennales a engendré des expressions artistiques répondant directement à certaines des attentes et des restrictions imposées par la nature même du format de ces expositions (leur caractère périodique, leur budget…), et – ce qui n’est pas le moins important –, par l’appétit de nouveauté qu’excite la multiplication de ces manifestations à grande échelle. De plus, la demande continuelle des biennales suscite des formes artistiques qui y répondent.
Ces formes ne sont pas forcément celles que préfèrent les artistes, mais elles constituent leurs réponses à un système qui autorise certaines choses et, pour des raisons surtout pratiques, en interdit d’autres. Voici la question que je me pose : le bilan de ce phénomène est-il positif pour l’art ? Quels sont ses effets sur la manière dont les artistes en viennent à réfléchir à ce qu’ils font ? Dernièrement, par exemple, les biennales ont mis l’accent sur les vidéos, les installations et même les performances, et elles ont présenté moins de tableaux et de sculptures que par le passé. Cette conjoncture dépend-elle seulement d’une évolution des artistes dans le choix de leurs supports ? ou reflète-t-elle les nouvelles conditions d’exposition et de mise en scène fixées par les biennales – d’où la présence discrète de la peinture dans des manifestations comme celle que j’organise ?
S’agit-il, pour la peinture et la sculpture, d’une absence injustifiée ou de l’effet d’un choix influencé par le marché ?
La prédominance d’œuvres autres que la peinture, spécialement dans ce type de grande exposition, s’explique en partie par l’absence de moyens financiers. Exposer des tableaux coûte très cher (transport, assurances, climatisation, surveillance), et il est pratiquement impensable de monter une exposition privilégiant la peinture avec les fonds et les espaces actuellement disponibles à Venise. Les biennales, celle-ci comme les autres, ont engendré peu à peu des formes artistiques spécifiques. Comment faire alors pour réussir des expositions qui rééquilibrent ou modifient l’éventail des supports, dans un contexte où toutes les circonstances tendent à privilégier des formes artistiques transportables, adaptables aux sites (vidéos, installations), rapides à présenter sous forme d’échantillon (vidéos, installations encore), ou encore se prétendant « d’accès facile » ?
Les installations peuvent capter l’attention du public sur le champ, en le choquant ou en le rassurant, tandis qu’il en va autrement pour beaucoup d’œuvres en peinture et en sculpture, où la relation entre le public et l’œuvre s’établit plus lentement et moins directement. Un public habitué aux œuvres d’art spectaculaires tend à ne plus savoir comment approcher les objets moins faciles d’accès. Dans le cas des formes et des supports plus traditionnels, l’art est simplement là, pour ainsi dire, et l’apprécier exige que vous veniez à lui, et non l’inverse.
Aux États-Unis, les activités culturelles sont de plus en plus privatisées, et, en observant la politique de nombreux musées américains, nous avons le sentiment que ceux-ci investissent davantage dans les expositions temporaires que dans la présentation de leurs collections permanentes…
Je ne crois pas qu’il faille généraliser. Au Museum of Modern Art, les trois quarts des salles d’exposition ont toujours été réservées à la présentation des collections permanentes. Dans le nouveau bâtiment qui vient d’être achevé, la surface d’exposition s’est beaucoup accrue, mais les proportions sont restées à peu près les mêmes.
En Italie et en Europe, le problème vient du fait que le pouvoir central, historiquement, a été le seul à subventionner la culture. Je ne parle pas seulement des États modernes de l’après-guerre, mais des princes ou des papes qui payaient les factures. Les choses sont en train de changer considérablement et ces changements apparaissent souvent difficiles, on peut comprendre qu’ils suscitent du scepticisme. Pour ma part, je ne suis pas un puriste et je ne vois pas de raison de fuir les intérêts privés désireux d’investir dans les projets culturels. Mon principal souci est de réussir à ce que l’œuvre d’art soit exposée dans un lieu public avec la dignité voulue, permettant pleinement d’accéder à ses significations multiples.
De toute façon, les États-Unis se trouvent aujourd’hui dans une situation critique due à d’autres raisons : nous traversons une période profondément conservatrice, et même une époque ouvertement réactionnaire. À New York, une poignée d’institutions et de galeries puissantes exercent une influence disproportionnée, et les artistes ont de grandes difficultés à survivre, entre richesse et misère – même si je dois reconnaître qu’à Los Angeles, la situation est différente.
Mais ces institutions ou galeries superpuissantes ne sont jamais toutes-puissantes ni aussi monolithiques qu’on ne le pense. L’art se développe dans les intervalles qu’elles laissent et dans les lézardes de leurs façades censées ne comporter aucune faille. Et si le monde de l’art est en crise, figé dans des schémas préconçus ou en déclin, l’art peut encore trouver à fleurir. En Europe, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, il se passe des foules de choses ; de nouveaux centres ou épicentres apparaissent, l’art trouve des chemins et des réseaux alternatifs, et l’échange des idées se poursuit.
À propos de la délocalisation et du développement de nouveaux réseaux institutionnels, que pensez-vous du nomadisme de certains artistes – par exemple le Belge Carsten Höller, présenté lors de l’édition 2005 de la Biennale de Venise dans le pavillon suédois, après l’avoir été voici deux ans dans celui de l’Allemagne ?
Dans un article sur le « baroque balkanique » présenté à la biennale, [l’artiste] Marina Abramovic citait cette formule d’un philosophe serbe : « L’universel est le local sans barrières. » Les pavillons nationaux et leur géopolitique sont une réalité. La biennale est la somme de sa propre histoire, et elle a commencé autour de l’idée de nations. Nier expressément l’importance des sections nationales constituerait une mutation trop brutale et peut-être sans grande utilité.
Cette répartition géographique, induisant autant de commissaires que de pays invités, autorise-
t-elle en retour une pluralité de points de vue ?
Certainement. Mais si le monde est divisé en nations, et les Giardini aussi, que représente l’espace qui sépare les nations, et leurs pavillons ? Ne serait-il pas intéressant d’y créer des connexions non conventionnelles ? Les Giardini ne doivent pas devenir une sorte de cimetière à l’ancienne où chaque pays possède son propre mausolée dédié à une idée de nationalité figée dans le temps. Et même si on en est là, les artistes doivent dans une certaine mesure utiliser les espaces laissés libres entre ces monuments pour montrer la circulation des idées et des personnes, laquelle transforme réellement le monde.
Pourquoi est-on allé chercher Robert Storr pour la Biennale de Venise ?
C’est un mystère ! J’ai des idées et des convictions très arrêtées. Mes priorités vont à l’art et aux moyens de le présenter au mieux au public. Mais en fin de compte, ce qui m’intéresse c’est de créer quelque chose derrière quoi je puisse m’effacer. Yves Klein, un jour, s’est décrit lui-même comme un sculpteur qui va se perdre dans la foule dès que son œuvre est achevée, comme quelqu’un qui se fond dans le public venu pour son art. Les conservateurs ne sont pas des artistes dans l’exercice de leur métier, mais ils devraient s’estimer heureux de pouvoir eux aussi s’effacer derrière les œuvres qu’ils signalent à l’attention du public, parce que c’est à elles et à l’art que cette attention doit se porter.
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Robert Storr, directeur de la Biennale de Venise 2007
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°227 du 16 décembre 2005, avec le titre suivant : Robert Storr, directeur de la Biennale de Venise 2007