On sait les dessinateurs de bande dessinée influencés par les peintres. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que ces derniers lorgnent aussi du côté de la BD… Démonstration.
La BD semble avoir aujourd’hui acquis ses lettres de noblesse. Maints ouvrages et expositions ont montré la richesse de cette forme d’expression et le regard qu’elle porte sur l’histoire des arts. Mais l’influence de la BD sur les artistes reste, elle, un sujet nettement moins balisé. Pourtant, nombreux sont les ponts qui unissent le pays de l’art aux terres de la bande dessinée, comme en témoigne l’exposition « Picasso et la bande dessinée » actuellement à Paris [lire encadré]. Et pour cause, à l’intérieur des règles fixées par leur pratique, certains auteurs de BD ont ouvert des zones de liberté et de création indéniables que regarderont les artistes contemporains, y trouvant une impulsion créatrice qui les mènera ailleurs, par digestion et recréation singulière.
La BD, qu’est-ce que c’est ? C’est avant tout du dessin ! Ce n’est donc pas un hasard si nombre d’artistes actuels disent avoir été sensibles aux qualités graphiques de certaines BD. C’est la haute qualité du trait qui attire le regard de Pat Andrea et lui donne envie de dessiner lorsqu’il lit, enfant, Eric de Noorman de Hans G. Kresse, dont la maîtrise du pinceau est parfois très libre, ou qu’il découvre Tintin de Hergé – qui collectionnera lui-même plus tard des dessins de l’artiste ! Tout comme Robert Combas qui, tout jeune, se formera au fameux cerne noir, typique de la BD. C’est encore l’école franco-belge que regarderont des artistes plus jeunes : Marcos Carrasquer aimera les couleurs et les dessins de Tintin, tout comme Fabien Verschaere sera sensible à ce côté un peu design d’Hergé, épure du contour et aplats. Quant à Fabien Mérelle, il passera des heures à copier Astérix, Lucky Luke ou Gaston Lagaffe de Franquin, fasciné par la ligne et l’inventivité de ces auteurs grâce auxquels il s’autorise à dessiner sans être intimidé.
C’est un même « virus du dessin » qu’attrape le jeune Frédéric Poincelet qui trouve dans le travail de Jack Kirby la conscience de la liberté du dessin comme « pure poésie » et « geste artistique ». Et c’est la qualité du dessin à la plume, sa nervosité, la manière dont il permet d’exploser les pleins et les déliés de l’écriture qui intéresse tout particulièrement Philippe Favier, qui découvrira Sempé à l’école primaire et, bien plus tard, les virtuosités acérées des dessins de Reiser, « un des plus grands dessinateurs à mes yeux », considère l’artiste aujourd’hui. Du dessin, il est encore question chez Jérôme Zonder lorsqu’il évoque ses influences en termes de culture populaire. Là, Raymond Pettibon, nourri de comics et de dessins animés. Ici, Gotlib dans Fluide glacial. Ailleurs, le film d’animation japonais Perfect Blue. Ce qui intéresse l’artiste ? La force visuelle du dessin appréhendée dans sa diversité technique et stylistique, naïve, maladroite, caricaturale, vénéneuse ou satirique.
C’est la culture populaire japonaise qui fascinera aussi Ayako David Kawauchi, baignée enfant dans l’univers des mangas. De l’esthétique manga, Ayako a retenu le contraste du noir et blanc qu’elle explorera plus tard dans sa pratique et mettra en résonance avec d’autres traditions japonaises : calligraphie, estampe, dessin sur rouleau de soie ou de papier, tels les mangas d’Hokusai, les emakimono ou les Chōjū-giga, ancêtres du manga. Cette hybridation personnelle des référents populaires greffés aux apports du « grand art » se retrouvera dans la pratique de tous ces artistes pour lesquels le dessin a une place fondamentale.
Mais la BD, c’est aussi une histoire. Une histoire codifiée, des images, des mots, des cases. Le principe de mise en scène qu’induit cette découpe du support en cases est souvent repris par les artistes qui le détournent pour le mener ailleurs, parfois de façon très singulière. Écrivant des fictions à partir desquelles elle travaille, Lucie Picandet réalise des œuvres (dessins, films, story-boards), qui reprennent la découpe en mosaïque de la bande dessinée : soit par « perméabilité » entre les cases, telles des fenêtres ouvrant sur des mondes parallèles, soit comme « petit tableau en soi », « boîte hermétique » où se développe un point de vue isolé.
Pour d’autres, pas de cases, mais une condensation de multiplicité dans une même image. Jérôme Zonder s’intéresse à la narration discontinue : si celle-ci se traduit en BD par la découpe en cases, elle ressurgit chez lui par les cassures de rythme et l’hétérogénéité créées par l’association de divers référents et styles graphiques au sein d’une même image. C’est un condensé de temps multiples au sein d’un même espace qu’on retrouve dans la peinture d’Axel Pahlavi, particulièrement dans sa dernière exposition. Il s’agit d’un procédé pictural classique dont Axel a retrouvé la force dans la BD. Particulièrement dans Ici, réalisé par Richard McGuire, qui dépeint sur une centaine de planches un même lieu à des moments différents de l’histoire, passée et future.
Il y a dans l’esprit des années 1960-1970 un humour très particulier qui passe par le dessin de presse et la BD pour adultes. De la BD underground américaine à la ligne de Reiser, de Sempé ou de Gotlib, l’humour se décline : féroce, cru, érotico-libertaire, subversif, absurde, distancié. Fût-ce indirectement, cet esprit a marqué plusieurs générations de peintres. On retrouvera ainsi sans doute l’empreinte de Sempé dans l’œuvre de Philippe Favier, un même humour de l’absurde, une poésie de l’élégance. Tout comme la subversion underground, le sexe, la débauche, ont marqué les débuts de Combas : une violence rendue « abordable » et absorbée dans une peinture qui a su diversifier sa palette et se complexifier, par prolifération colorée et graphique. Quant à Pat Andrea, il a joué ponctuellement de clins d’œil à la BD et a repris librement certains de ses codes de narration (comme l’usage de la bulle), greffant l’énergie de la culture populaire et de la modernité aux traditions classiques. Son univers coloré dépeint le film noir des rapports humains, entre humour et violence, intimité et histoire, érotisme et politique.
L’humour dans ses ambivalences est tout aussi présent chez Marcos Carrasquer. Enfant, il est marqué par les BD de Coll ou d’Ibáñez. Adolescent, il découvre Robert Crumb, Winsor McCay, Gustave Verbeek, « trois génies » à ses yeux. En écho à la BD, il y a dans son travail un humour subversif qui, mêlé au tragique, révèle le revers angoissant de notre réalité quotidienne. Un certain goût pour le slapstick, gestuelle mêlant violence et humour, une liberté prise avec la narration ou les limites anatomiques du corps. Comme le souligne ainsi le peintre, « l’humour est quand même assez rare dans l’histoire de la peinture et s’il y est plus présent ces cinquante dernières années, c’est en partie grâce à la BD ».
Du côté subversif de la BD pour adultes et du dessin de presse, on retrouve aussi chez Jérôme Zonder une influence : résonance avec la crudité sexuelle, sans sous-entendus, comme il y a dans l’humour féroce de Gotlib. Tout comme le film d’animation japonais Perfect Blue le fascinera pour son univers sombre, plongée dans l’obsession et le fantasme. C’est aussi la noirceur qui fascine et terrorise Ayako David Kawauchi, lorsqu’elle regarde enfant les mangas Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, Astro Boy d’Osamu Tezuka ou Kitaro le repoussant de Shigeru Mizuki. Guerre, violence, blessure, fantôme : une vibration noire qui indirectement revient dans son travail.
La BD, c’est une foule de personnages qui nous embarquent dans leurs histoires ! Héros, antihéros, humains ou créatures fantastiques : certains sont rentrés dans l’inconscient collectif. Quelques artistes détournent cette dimension. Fabien Verschaere dit « créer une écriture plus qu’inventer un sujet ». Il pratique ainsi le dessin en schizophrène, sans savoir où il va, et c’est dans ce flux instinctif que découle l’entrelacement de divers motifs. Animaux, squelettes, diables, fantômes, sirènes, fées : tout ce petit monde peut venir de la BD tout autant que des contes ou de la peinture. Des motifs universels, mais dont le sens n’est jamais figé. C’est le modèle du superhéros qui intéresse Erró, détournant les personnages des comics américains et leur manichéisme. Dans ses œuvres, les superhéros ne peuvent sauver le monde ou massacrent le peuple. Subversive, la citation sert une critique politique, dénonce la guerre et la responsabilité du pouvoir américain. Au superhéros, Marcos Carrasquer préférera l’antihéros : « Les accidents, les chutes d’escabeau, la glissade de peau de banane, le slapstick ! », pour leur potentiel subversif.
Plus souterrainement, il y a dans l’œuvre de Fabien Mérelle des échos aux figures de la BD. Si plus jeune il se plaisait à redessiner des Vikings ou des centurions romains, plus tard, devenu artiste, il créera des personnages intimité – lui et ses proches –, mais qu’il charge d’une dimension onirique pouvant faire écho aux univers de Bilal, Mœbius ou Winsor McCay. Tous ont marqué l’artiste pour leur inventivité et leur liberté. Figures humaines ou animales perdues dans l’immensité d’un presque rien, dindon effrayant, l’artiste en pyjama rayé : certains y reconnaîtront l’apport de Little Nemo, d’autres de Mœbius.
Et si la peinture d’Axel Pahlavi se lisait comme « une succession de couvertures de BD qui n’ont jamais existé » ? De Franquin à Pellos, de Mœbius aux mangas de Tezuka, de Thorgal à l’imagerie fantastique de l’heroic fantasy,nombreuses sont les lectures de BD qui ont marqué l’artiste. Mais cet univers ne revient que de façon très indirecte, par digestion et par collision ; travail de l’imaginaire ; rencontre d’un amour du classicisme avec le souffle de la modernité. Ses personnages, qu’ils soient Jésus-Christ ou Albator, DJ ou clown, rock star ou SDF, nous apparaissent tour à tour maquillés, déguisés, masqués, balafrés, monstrueux ou radieux. Ils écrivent en nous l’histoire de l’aventure humaine, du noir à la lueur, du doute à la croyance.
Ainsi donc, vous ne vous étonnerez guère qu’un grand nombre d’artistes contemporains se soit essayé à la bande dessinée ! Certains étaient enfant, adolescent ou jeune adulte, comme Fabien Verschaere, Marcos Carrasquer ou Ayako David Kawauchi. D’autres ont commencé leur « carrière artistique » par la BD, comme Favier, Combas ou Di Rosa. Tandis que d’autres encore ont d’abord été créateurs de BD avant de développer une pratique d’artiste plasticien, soit de manière autonome, comme pour Poincelet pour qui la BD n’influence pas le dessin, soit par contamination, comme chez Stéphane Blanquet dont l’imaginaire fantasmatique prolifère et nous embarque dans sa folie, de l’œuvre à la BD et vice versa. D’autres, enfin, pratiquent leur art sans s’interdire de frayer avec la bande dessinée : de manière ponctuelle pour Pat Andrea, de manière omniprésente pour Axel Pahlavi, qui se confronte à la BD dans sa jeunesse avec pas mal de « rêves restés inaboutis », puis qui y revient à plusieurs reprises, une fois devenu peintre.
Mais que cela soit fait avec plus ou moins de sérieux, d’engagement ou d’humour, avec plus ou moins de libertés et d’audace, d’échecs ou de réussites, il demeure une constante partagée par tous ces artistes : la liberté de laisser libre cours à un désir de dessiner, sans se limiter à une catégorie, un support, une technique. L’art réside aussi dans cette liberté d’expérimentation.
C’est un fait que les frontières sont aujourd’hui devenues poreuses entre les pratiques qui s’interpénètrent. Et il est clair que la notion même de création a fortement bougé : les explorations de l’art contemporain ont fait exploser les limites du « grand art » et ont proliféré hors des murs blancs de la galerie. S’offrent à nous, des musées à la rue, de l’exposition au livre, de l’unique au multiple, mille explorations artistiques de nos réalités historiques, de nos socles my-thiques, de nos mondes psychiques.
C’est dans l’air du temps ! Désormais reconnue comme forme artistique, la BD est aujourd’hui passée dans les radars de nos institutions culturelles. C’est au tour du Musée national Picasso-Paris d’y porter attention, sous un angle inédit : Picasso et la bande dessinée ! L’un éditeur de BD, l’autre conservateur du musée, Vincent Bernière et Johan Popelard ont associé leur expertise mutuelle pour construire un commissariat en trois temps : la bibliothèque de Picasso et les BD qu’il aimait lire, les BD faites par Picasso et la figure de Picasso reprise par les auteurs de BD (de Reiser et Gotlib à Clément Oubrerie). Dessins, estampes et planches originales, avec séquence d’images, cases ou phylactères, nous montrent les incursions du maître dans le genre, nombreuses et fréquentes depuis sa jeunesse. Ainsi, au début du XXe siècle, un ensemble de vignettes légendées où Picasso raconte sa venue à Paris pour vendre des œuvres aux collectionneurs. De même, une « BD » de 1937, intitulée Songe et mensonge de Franco, qui décline en deux estampes de neuf vignettes une vision de la guerre civile, entre rêverie et anti-franquisme. Hormis son talent évident de dessinateur, on retrouve dans ces œuvres certains aspects essentiels de l’univers du maître espagnol : son humour singulier, sa dimension politique, son goût pour la caricature, le détournement de sources populaires et l’expérimentation de nouvelles techniques.
Amélie Adamo
« Picasso et la bande dessinée »,
jusqu’au 26 juillet 2020. Musée Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, Paris-3e. Tous les jours de 10 h 30 à 18 h, à partir de 9 h30 le week-end, fermé le lundi. Tarifs 14 et 11 €. Commissaires : Vincent Bernière et Johan Popelard. www.museepicassoparis.fr
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Quand l’univers de la BD gagne les… artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°733 du 1 avril 2020, avec le titre suivant : Quand l’univers de la BD gagne les… artistes