Depuis ses années de formation à l’Accademia de Brera à Milan, Valerio Adami n’a cessé de dessiner. Le dessin a été sa discipline de vie, la clé de voûte de sa peinture énigmatique imprégnée de mélancolie.
Il a l’élégance des aristocrates siciliens du Guépard de Lampedusa porté à l’écran par Visconti. Le charme sophistiqué des cardinaux de la Renaissance italienne. Et la douce mélancolie des saturniens. Vêtu d’un long gilet en laine beige qui recouvre une tunique et un pantalon indiens, attentif et concentré derrière ses petites lunettes rondes, il observe le visiteur en inclinant légèrement la tête.
« Je vous présente Ego, » lance-t-il, affable et courtois, en désignant son chien qui a pris place à ses côtés sur le canapé. Une encyclopédie des mystiques repose sur la table basse à côté de livres d’art. Son vaste duplex ouvert sur le Sacré-Cœur est baigné de la lumière froide de cette matinée d’automne. Le silence est troué de temps à autre par les cris et les rires des enfants de la maternelle voisine et par les cloches de la basilique de Montmartre.
Le dessin comme discipline de vie
Valerio Adami arrive de Meina (Piémont, Italie) où il a passé l’été en compagnie de sa femme dans leur résidence des bords du lac Majeur. L’homme est un nomade. Véritable « Hollandais volant », il n’a cessé de parcourir la planète, de Milan à Ahmedabad (Inde) en passant par Londres et Ostende (Belgique). Il a posé ses chevalets à New York, Londres et Monaco. Mais aussi à Marrakech, Buenos Aires, México, Los Angeles. Partout il dessine, sans aucun temps mort. C’est pour lui une ascèse, une discipline de vie. « Je me considère avant tout comme un artisan », lance l’artiste qui travaille tous les jours de 14 h 30 à 20 h 30, y compris le samedi, le dimanche et le jour de Noël. La matinée est consacrée à la lecture conçue comme une discipline de l’esprit et du corps. « Ce sont ses heures d’oraison. Il y puise la force et y entretient sa foi. La foi en ce qu’il fait et la force d’y persévérer », note l’écrivain et universitaire Philippe Bonnefis, qui se plaît à le comparer à Lancelot du Lac. « Sa vie, son œuvre, son œuvre-vie se lit ou se lisent comme un roman de chevalerie », écrit-il dans Valerio Adami. Portraits littéraires (éd. Galilée, 2010).
Deux de ses figures tutélaires, le philosophe Jacques Derrida et le peintre Oskar Kokoschka, dessinés par Adami, veillent à l’entrée de son atelier. Non loin d’une photographie du Mahatma Gandhi, image omniprésente dans les pièces de l’appartement parisien. Trois de ses grandes toiles mystérieuses et à la plate simplicité géométrique trônent sur des chevalets. L’une d’elles montre un couple enlacé dansant sous un ciel plombé de lourds nuages. Une autre, une scène de chasse, est émaillée de fusils et de sapins verts.
Il aurait voulu être « un peintre de ciels sereins », mais les turbulences de l’histoire du XXe siècle en ont décidé autrement. Ses premiers souvenirs sont teintés de mort et de guerre. Souvenir musical du Requiem de Verdi entendu lors des funérailles du physicien Guglielmo Marconi, à Bologne en 1937. Souvenirs de bombardements et de violences. Ses premières feuilles, réalisées au milieu des décombres de la guerre, représentent des ruines. La passion du dessin le gagne avant l’âge de 10 ans. Lorsqu’il était « enfant, à Milan pendant les années de guerre, dans le jardin au pied de la maison, un peintre venait chaque matin. Il installait son chevalet et dessinait les arbres et tout ce qu’il voyait et il restait là jusqu’au coucher du soleil. C’est alors que je me suis dit : “c’est la vie que je veux avoir” », se souvient-il.
À la Libération, il hante la pinacothèque de Brera avant d’intégrer les Beaux-Arts de Milan où il suit les cours du peintre et fresquiste Achille Funi. C’est un autre peintre néoclassique, Felice Carena, qu’il rencontre à Venise lors de ses vacances d’été, qui lui présente Kokoschka. « C’est la personnalité la plus forte que j’aie jamais rencontrée dans le monde de l’art, note Adami d’une voix basse et l’air un peu triste. C’était à mes yeux l’un des hommes les plus complets, en raison notamment de son immense culture littéraire, poétique et philosophique. C’est Kokoschka qui a ouvert ma manière de penser. » Lui qui l’a introduit à l’espace de la mythologie.
Giorgio De Chirico, qu’il côtoie à Milan, prend lui aussi le jeune peintre en sympathie et l’accueille dans son atelier planté au cœur de la Rome littéraire et intellectuelle. « C’était un homme terriblement difficile, avec “oune” horrible caractère », ajoute-t-il avec son accent italien.
Un homme extravagant
Intelligent et d’un caractère bien trempé, Valerio Adami se fraye vite une place au soleil dans le monde de l’art. Après guerre, Aimé Maeght lui ouvre les portes de sa galerie où il rejoint les plus grands artistes du siècle : Matisse, Bonnard, Miró, Chagall, Calder et Giacometti… « Aimé Maeght était un homme qui croyait en son destin. Il pensait que tout ce qu’il pouvait toucher ne pouvait être que ce qu’il y avait de plus extraordinaire, s’amuse Adami. Il apportait des solutions à tous les problèmes de la vie de ses artistes. En contrepartie, toutes les œuvres que nous réalisions étaient à lui. Marguerite jouait, de son côté, un peu le rôle d’une mère pour les peintres et sculpteurs. »
En 1964, il est invité à la Documenta III à Cassel (Allemagne) où une salle lui est attribuée. En 1968, il a les honneurs de la Biennale de Venise. En 1970, l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris lui consacre une grande rétrospective.
« C’est un dessinateur exceptionnel et le plus grand peintre italien vivant », s’exclame Erró qui a partagé plusieurs ateliers avec lui. L’artiste islandais souligne la fidélité et le sens de l’humour de son compagnon de route. Ensemble, ils ont souvent fait la navette entre Paris et New York dans les années 1970. « Il avait très peur de l’avion. J’étais obligé de lui tenir la main », se souvient Erró en riant.
Au début des années 1960, Valerio épouse Camilla, une ancienne condisciple de l’Académie des beaux-arts de Brera. Ils s’installent à Meina dans la magnifique demeure familiale de son épouse, les Cantoni Mamiani Della Rovere, et partagent leur vie entre les bords du lac Majeur et Londres. « Le père de Camilla a été tué pendant la guerre et la famille a dû alors abandonner le palais. Ils l’ont restauré, étage après étage », poursuit Erró qui évoque, l’air mystérieux, des fantômes qui auraient hanté les lieux.
De ses longues années d’amitié avec le peintre, l’écrivain Carlos Fuentes a conservé quelques souvenirs mémorables de nuits de réveillon à México, de sambas à New York et de virées nocturnes dans le Paris des sixties (Valerio Adami, éd. Galilée, 2006). « Valerio sortait le soir vêtu à la Sherlock Holmes : pipe, tweed, cape, chaussettes à losange, souliers Church’s et casquette de laine à double visière. Camilla ressemblait à une vampiresse du cinéma muet. Blonde, frisée, yeux verts, maquillage à la Vilma Bánky, profil romain, robe courte à grand décolleté, bas argenté et chaussures pour danser le charleston. »
C’est aussi l’extravagance du personnage que Lóránd Hegyi associe au Valerio Adami des années 1970. « Il collectionnait les antiquités, était vêtu comme dans les années 1930 et roulait dans une vieille voiture de collection », se souvient l’historien de l’art et actuel directeur général du Musée d’art moderne de Saint-Étienne Métropole, qui l’a croisé pour la première fois à Saint-Paul de Vence.
Adami n’a jamais peint un tableau qui n’ait été précédé par un dessin. Ces lignes insolentes construites à coups de crayon et de gomme sont la clé de voûte de son œuvre. Qu’est-ce qui se cache derrière ces personnages-mannequins étranges enchâssés dans des formes géométriques, derrière ces corps enchevêtrés pris dans des lignes fragmentées ou brisées ? « Les corps et les visages, mais aussi l’espace, sont couturés de partout. Ces coutures disent la blessure, racontent la plaie. Dessiner ne fait jamais que recoudre des formes déchirées », analyse le philosophe Michel Onfray dans Le Chiffre de la peinture (éd. Galilée, 2008).
La « pensée du tremblement »
Cette peinture aux couleurs acidulées cernées d’un contour noir « comme domptée » et où « le tremblement est partout », selon les mots de l’écrivain et essayiste Édouard Glissant (catalogue d’exposition, Galerie Templon, 2004), apparaît mystérieuse, énigmatique. Même aux yeux des observateurs attentifs de son œuvre.
Derrida se retrouverait-il dans ces objets et figures déconstruits ?
La disparition du philosophe en 2004 fut un traumatisme pour Adami. Des liens puissants les unissaient depuis leur rencontre au milieu des années 1970. Derrida, sa femme et leurs enfants passaient chaque année une partie de l’été chez les Adami. C’est là, à Meina, à la fin des années 1990, qu’ils ont décidé de créer une fondation européenne du dessin. En juillet 2004, des peintres, écrivains et philosophes s’y sont retrouvés pour plancher sur la « pensée du tremblement ». Pascal Quignard, Antonio Tabucchi, Gilles Aillaud et Eduardo Arroyo s’associent parfois à ces travaux nourris de réflexions philosophiques, de bons vins et de cuisine raffinée. « C’est un hôte fastueux. Un homme ouvert, impérieux et solitaire », observe le poète Michel Deguy, qui voit en Adami un lointain héritier de Dürer.
1935 : Naissance à Bologne, en Italie.
1952 : Entre à l’Académie des beaux-arts de Brera à Milan.
1964 : Documenta III, Cassel.
1966 : Exposition personnelle au Palais des beaux-arts de Bruxelles.
1976 : Premier voyage en Inde.
1985 : Le Centre Georges-Pompidou lui consacre une rétrospective.
2000 : Crée la Fondation européenne du dessin à Meina (Italie).
2004 : Entre à la Galerie Templon.
2015 : Rétrospective itinérante à l’occasion des 80 ans du peintre, présentée à Turin, Mantoue et Perpignan, au centre d’art contemporain À cent mètres du centre du monde.
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Portrait : Valerio Adami
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°445 du 13 novembre 2015, avec le titre suivant : Portrait : Valerio Adami