Dès ses premiers travaux en Pologne au milieu des années 1960, Krzysztof Wodiczko, installé au Canada en 1977 puis aux États-Unis (il est aujourd’hui professeur à Harvard), travaille dans l’espace public, sur les représentations sociales, individuelles et collectives.
Il est connu pour ses projections d’images à l’échelle de l’architecture et la conception de « véhicules » (Homeless Vehicle, 1988) et d’appareils technologiques, sortes de prothèses relationnelles (Alien Staff, ou Bâton d’étranger, 1992). Avec l’installation très remarquée dans le pavillon polonais à la Biennale de Venise 2009, il réitérait son intérêt porté aux sans-voix, aux sans-papiers, aux exclus. À la galerie Gabrielle Maubrie, à Paris, il montre son dernier projet, entre utopie et activisme, dans le fil de sa réflexion sur le monument.
Christophe Domino : Le projet « Arc de triomphe, Institut mondial pour l’abolition de la guerre » est-il d’une nature nouvelle pour vous ?
Krzysztof Wodiczko : C’est une nouvelle étape de mon travail, mais elle reste en lien avec le monument. C’est un projet tout à la fois qui déconstruit et construit, un projet « proactif », qui demande l’engagement de beaucoup d’interlocuteurs, en particulier de tous ceux qui militent au travers de groupes et de réseaux internationaux d’institutions en faveur de la paix, et contre la guerre. On n’a jamais tenté de réunir tous ces efforts dispersés, ni mesuré leur importance. C’est un travail pédagogique et culturel, une machine symbolique directement connectée à l’Arc de triomphe. Celui-ci est une machine commémorative, qui ne porte rien pour le futur, alors que l’on sait que chaque fin de guerre donne le contexte de la suivante. En somme, il célèbre la guerre et la perpétue, il est une machine de guerre. Car il n’y a pas dans le monde de monument pour empêcher les guerres, pour les prévenir. Pourtant, pour moi, il s’agit non pas seulement de défendre la paix, mais d’interdire la guerre. Cela commence en informant vraiment les gens, en rendant accessibles des données, et, profondément, en changeant nos cadres idéologiques, culturels, psychiques.
C.D. : D’où vient ce projet ?
K.W. : Je songe à un travail sur l’Arc de triomphe de l’Étoile depuis 1975 ! Il y a aussi sans doute une part qui se fonde sur ma propre histoire, moi qui suis né quelques jours avant l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui ai grandi dans les ruines de la guerre. Mais surtout, ce travail est le fruit d’un engagement que j’ai pris en acceptant le Prix pour la paix à Hiroshima en 1999 ; j’essaie d’en être digne : non pas seulement par la multiplication d’actions dans l’esprit du mémorial, mais par le lancement d’un projet d’une plus grande ambition, qui implique nombre d’acteurs. Il faut en faire un lieu d’information et d’engagement, d’action. Le regard du touriste est important pour moi : on ne connaît souvent pas les monuments situés près de chez soi, mais on les regarde quelquefois de manière très informée quand on voyage.
C.D. : L’œuvre tient-elle dans le projet, dans la maquette présentée à la galerie ?
K.W. : Non, non ! C’est un projet qui doit se réaliser. Il commence non pas dans la rue mais dans l’espace de la galerie. Car c’est un projet à construire, et sur le long terme, pour réunir des énergies, des appareils, des institutions, la France, l’Europe… J’ai beaucoup de soutien, mais pas encore assez ici en France. J’y travaille, c’est un enjeu central de l’exposition. La maquette, sur ce principe d’échafaudage géant qui entoure le monument, est une machine à penser, mais qui ne doit pas rester virtuelle. L’Institut sera un lieu d’échanges, de débats : l’esprit de l’architecture est par lui-même une invitation, une incitation à cela, par sa transparence, par la circulation en palier à l’intérieur, par son organisation en médiathèque avec des supports d’information contemporains : bases de données, connexions aux réseaux, écrans géants, lieux de parole pour les gens… Il faut agir aussi sur le plan légal. Il existe la Cour internationale de justice de La Haye, mais ce n’est qu’une justice punitive, réparatrice. Je travaille avec des juristes de premier plan dans mon université, à Harvard, mais eux-mêmes ont besoin que les choses passent aussi par la culture. Et nombre d’anthropologues dénient cette idée que la guerre serait naturelle. Si le combat est vital, créateur, le massacre sanglant à l’échelle de villes, de peuples, n’est en rien une nécessité de la condition humaine ! Le projet assume un rôle interventionniste, et aussi une dimension idéaliste. Mais je travaille à le rendre effectif, même si c’est compliqué de contrarier les intérêts en jeu. Surtout, il est difficile d’imaginer le monde sans guerres, tant elles sont constitutives de notre histoire. Mais en pensant à Nietzsche, nous devrions être en mesure de mériter un passé où la guerre sera absente de notre présent et de notre avenir…
Jusqu’au 10 juillet, galerie Gabrielle Maubrie, 24, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, 75004 Paris, tél. 01 42 78 03 97.
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Paroles d’artiste - Krzysztof Wodiczko
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Abonnez-vous dès 1 €Krzysztof Wodiczko, Institut mondial pour l'abolition de la guerre, 2011, vue de l'exposition à la galerie Gabrielle Maubrie, Paris.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°350 du 24 juin 2011, avec le titre suivant : Paroles d’artiste - Krzysztof Wodiczko