Dans l’un des Modules-Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent du Palais de Tokyo, à Paris, avec d’immenses dessins – un paysage de bord de mer, une file d’attente et une manifestation anonyme – et des objets transformés dans leur forme, leur usage ou leur échelle – des corbeilles à papier d’où s’échappent des feuilles géantes, un U de moto sectionné, un sac abandonné dans un coin… –, Emmanuel Régent laisse s’installer le doute et engage chacun à développer des scénarios possibles.
Vos modes d’expression sont très divers. On a l’impression que vous avez déposé des bribes de choses et que, volontairement, vous n’entretenez pas un récit, mais que vous l’amorcez grâce à des indices…
C’est tout à fait ça. Ce qui m’intéresse, c’est presque le hors champ, comme dans le film Blow up d’Antonioni, où tout se passe en dehors, notamment grâce à des allers-retours. Avec le U, on peut faire un parallèle avec l’hélice que le personnage principal achète chez un antiquaire, avant de se rendre dans le jardin où il va découvrir le meurtre. On oublie complètement cette scène, puis l’objet réapparaît lorsqu’on vient le lui livrer. Le sac et le U, par exemple, sont effectivement des indices et participent d’une sorte de scénario, mais n’imposent rien.
J’aime ne pas terminer mes dessins, laisser un espace ouvert, un lieu de divagation. Chaque pièce est complémentaire de l’autre et peut la résumer. Le parti pris de cette exposition était d’offrir un panorama de mon travail, puisqu’elle fait suite au prix découverte des Amis du Palais de Tokyo, dont j’ai été lauréat en 2009. J’ai pensé qu’il était plus généreux de montrer des œuvres différentes, qui pouvaient produire du sens, plutôt qu’une seule pièce, même si le format du module s’y serait parfaitement prêté.
À travers ces bribes et indices, peut-on dire que la discrétion est pour vous un caractère important ?
Oui, en effet, et ce même si je fais parfois des œuvres de très grand format. L’essentiel de mon travail joue de cela, c’est-à-dire que parfois on peut passer à côté et ne pas voir. Il n’y a pas d’obligation, des choses sont à découvrir… ou pas, et rien n’est forcé. Je n’ai surtout pas envie d’imposer mon travail de manière publicitaire. J’essaye de multiplier les pistes et de laisser des espaces ouverts, même si je pense que, dans les dessins, on reconnaît une certaine manière de faire à laquelle je ne peux pas échapper.
Vous exécutez vos dessins de très grandes dimensions au feutre très fin et non au crayon. Or, il n’est pas neutre de s’attaquer à une telle surface avec un si petit outil. Cela a de nombreuses implications, en termes de durée notamment…
J’utilise le feutre, car mes dessins jouent vraiment de contrastes que j’accentue le plus possible afin de presque effacer un maximum d’informations dans les blancs du papier. Tout mon travail est de « préserver » ces espaces, ces blancs, en donnant des éléments qui vont être suffisamment lisibles pour énoncer des choses, mais tout en essayant de trouver un équilibre afin de ne pas trop en dire non plus. Le feutre permet d’entretenir ces contrastes car, avec cette encre pigmentaire, on est dans des noirs assez forts. J’en use donc beaucoup, et sur un dessin je peux passer 150 ou 200 stylos, plus parfois.
Ce rapport au temps et au faire m’interpelle, car il s’agit d’un rapport au quotidien, un journal de mes humeurs presque. Cette espèce de grattage systématique pour remplir la forme noire va donc évoluer : si je suis fatigué et veux conclure au plus vite, il y aura peut-être plus de vide et donc de petits espaces blancs dans la texture du trait. En regardant de près la surface, on perçoit cette variation, c’est presque comme un électrocardiogramme. Jouer de cette durée m’intéresse car mon travail est construit sur un effet immédiat qui peut se renverser dans un second ou un troisième temps. C’est aussi un travail sur l’inconstance, une sorte d’éloge de la lenteur, une manière d’étirer le temps, particulièrement dans un monde de l’immédiateté comme le nôtre.
Vous présentez vos corbeilles à papier comme une sorte d’extrapolation de vos idées ratées et mises à la poubelle. Ne pourrait-il pas s’agir également d’une extrapolation des idées en attente ?
Oui, ce sont mes plans sur la comète ! C’est d’ailleurs le titre de l’œuvre. Il s’agit autant de se faire des idées à propos de quelque chose qui n’a pas eu lieu et n’aura jamais lieu, ce qui est un peu une manière de dégager une poésie de l’échec, et puis effectivement d’envisager des projets en attente ou irréalisables, ce que j’aimerais faire mais que je ne peux pas réaliser maintenant, pour finalement devenir le moteur de cette sculpture en forme de comète.
EMMANUEL RÉGENT. MES PLANS SUR LA COMÈTE-DRIFTING AWAY, jusqu’au 28 mars, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 47 23 54 01, www.palaisdetokyo.com, tlj sauf lundi 12h-minuit
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Paroles d’artiste : Emmanuel Régent, « J’aime laisser un lieu de divagation »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°320 du 5 mars 2010, avec le titre suivant : Paroles d’artiste : Emmanuel Régent, « J’aime laisser un lieu de divagation »