Pour la première fois de son histoire, la direction artistique de la Biennale d’arts visuels de Venise a été confiée à un binôme, MarÁa de Corral et Rosa MartÁnez, historiennes de l’art, critiques et commissaires d’exposition indépendantes espagnoles. Dans un entretien croisé, celles-ci reviennent sur les deux principales expositions qu’elles ont organisées, « The Experience of Art » (M. C.) au pavillon italien dans les Giardini (42 artistes), « Always of a little further » (R. M.) à la Corderie (49 artistes). Elles donnent aussi leur point de vue sur le rôle de la Biennale.
Quels ont été vos projets respectifs pour cette Biennale de Venise ?
María de Corral : Le pavillon italien a une architecture si complexe et labyrinthique que je n’ai pas cherché à y montrer une exposition thématique ou à y conduire les visiteurs sur un parcours préétabli. La richesse de l’art contemporain interdit de se limiter à une pure et simple illustration de ses styles ou tendances du jour. J’observe souvent que les expositions thématiques sont trop réductrices et que leurs thèmes conviennent mieux à des publications qu’à des expositions. Lorsqu’on cherche à appliquer un thème à la lettre, les œuvres en souffrent, et les artistes subissent aussi une pression excessive.
Rosa Martínez : J’ai intitulé « Always a little bit further » (Toujours un peu plus loin) mon exposition à l’Arsenal. C’est une citation tirée des aventures du marin Corto Maltese, le personnage de bande dessinée créé par le dessinateur vénitien Hugo Pratt. Ce titre est suffisamment ouvert et stimulant pour ne pas limiter les œuvres que j’y admets. Une biennale est plus ouverte qu’un musée, elle fait coexister les divers points de vue artistiques et politiques du monde entier. C’est la grande force d’une biennale, qui peut aussi constituer sa principale faiblesse. C’est là où l’histoire de Corto Maltese prend tout son sens. Maltese est un officier de marine solitaire et épris d’aventure, qui ne cesse de parcourir le monde à la recherche de nouvelles choses à voir. Il est constamment sur le point de vouloir aller « toujours un peu plus loin ». Et j’espère que, comme lui, les visiteurs de cette Biennale se laisseront guider par leur curiosité et leur enthousiasme tout au long du parcours. Maltese personnifie l’idéal du voyageur romantique, indépendant, prêt à affronter les dangers et les risques en se laissant guider par ses rêves et ses utopies.
Quelle image avez-vous de la Biennale de Venise par rapport aux autres biennales ?
R. M. : Venise est la mère de toutes les biennales. Depuis qu’elle existe, elle a constamment proposé de nouvelles façons d’envisager l’art, et a assuré une continuité, ce qui est capital. Elle fait désormais partie de l’histoire de la ville, avec sa coexistence dans un même lieu de pavillons internationaux et de pavillons nationaux. Elle n’a pas d’équivalent dans le monde pour cette manière de conjuguer les approches des œuvres, à la fois par nationalité et par spécialité. Elle est devenue une vitrine officielle en matière d’identité nationale (il y a cette année près de 80 pays participants). Cela suscite beaucoup de critiques, mais je crois à la validité de cette formule, confirmée par le nombre sans cesse croissant des participations nationales. Il devrait y avoir, à mon avis, autant de biennales qu’il y a de musées.
On a reproché aux dernières éditions de la Biennale de présenter un trop grand nombre d’œuvres. Qu’en pensez-vous ?
M. C. : J’ai délibérément choisi de retenir une sélection plus réduite d’artistes, représentés chacun par un bon nombre d’œuvres et un projet plus important.
R. M. : Aucune Biennale n’échappe aux reproches. Mon projet pour l’Arsenal s’écarte beaucoup de celui de Francesco Bonami [commissaire de la Biennale en 2003]. Il avait opté pour un collage d’expositions diverses, et mis à contribution douze commissaires qui avaient sélectionné plus de 350 artistes. Les visiteurs de la Biennale 2003 en ressortaient épuisés ! Pour cette édition, nous proposons un choix plus restreint, limité à 90 artistes tant à l’Arsenal qu’au pavillon italien, pour démentir l’idée que les Biennales ne sont que de vastes supermarchés disposés à accueillir n’importe qui. On verra à l’Arsenal moins de 50 artistes. J’ai retenu ceux qui se sont déjà fait une place dans l’art contemporain et ceux qui ont su garder la leur au cours des dix dernières années.
L’art contemporain a connu de nombreux changements au cours de cette décennie. Quels sont les plus décisifs ?
M. C. : La modification la plus importante est peut-être celle des années 1980, lorsque les artistes ont commencé à faire la couverture d’hebdomadaires d’information américains réputés comme Time Magazine ou Newsweek. Jusqu’alors, on ne traitait de l’art et des artistes que dans les pages culturelles des journaux ; ils sont devenus désormais des sujets médiatiques. Ce nouveau phénomène fait parfois ressembler les musées à des parcs d’attractions ; ils cessent alors de constituer des lieux de contemplation, de réflexion, d’émotion et d’apprentissage pour n’être plus que des lieux de loisir. Aujourd’hui, on visite souvent un musée comme si l’on se promenait dans un jardin public. L’autre grand changement est dans la prolifération des musées, des foires et des biennales, et je continue à me demander si c’est un bien ou un mal.
R. M. : Le phénomène nouveau le plus frappant est la prolifération d’artistes issus du monde entier et l’ouverture à l’art de nouveaux pays. En second lieu, la modification du marché : les foires internationales jouent actuellement un rôle qui éclipse celui des musées et même des biennales. Leur démultiplication accélère la circulation des œuvres d’art et encourage la spéculation sur l’art. D’un point de vue théorique, certaines thématiques se sont trouvé récemment renforcées grâce à la coopération de pays ou de groupes sociaux isolés sur le plan géopolitique, c’est le cas des œuvres réalisées par des femmes. Les expositions et les foires génèrent plus d’œuvres que le marché ne peut en absorber. Je m’intéresse ainsi moins aux expositions qu’au climat culturel de Paris. À Madrid, l’ARCO [foire internationale d’art contemporain] a mis sur pied un programme extraordinaire. Art Basel a présenté une section intéressante, « Art Unlimited », qui ressemble à une biennale, mais sans faire intervenir de commissaire. C’est un excellent exemple du libéralisme qui domine le marché : n’importe qui y a sa place, s’il a l’argent voulu. À Venise, j’espère montrer quel rôle peut jouer un commissaire, et quelle rigueur intellectuelle il peut apporter au marché. Un commissaire est quelqu’un qui, dans le chaos du marché, apporte une certaine rigueur philosophique et culturelle et n’est lié à aucun intérêt économique. Le rôle de commissaire que je défends, c’est de donner du sens à ce que les visiteurs ont devant les yeux. Et c’est la conception pleine de passion que nous avons à défendre, en tant que commissaires.
Les artistes ne sont-ils pas eux-mêmes complices du marché ?
R. M. : Les artistes ont le devoir d’être conscients du contexte dans lequel ils travaillent, et de ne pas se figurer fictivement le travail de création comme séparé de la réalité. Tout participe à ce système, cela me peine, me rend morose, mais ne me cause aucune surprise.
- Directeurs : MarÁa de Corral, Rosa MartÁnez, Robert Storr (curateur du Symposium international) - 2 expositions principales - 73 pays participants - 23 événements parallèles - Pays participant pour la première fois: Afghanistan, Albanie, Maroc, République de Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan - Premier pavillon pour la Chine - Lion d’or pour la carrière : Barbara Kruger
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Maria de Corral et Rosa Martinez, directrices artistiques de la Biennale de Venise
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°217 du 10 juin 2005, avec le titre suivant : Maria de Corral et Rosa Martinez, directrices artistiques de la Biennale de Venise