FÉTICHE - « Les petits bouts de gomme, usés, limés, proches du rebut, polis par les brouillons successifs, les repentirs, les élans et les effacements, m’accompagnent depuis que j’ai commencé à dessiner, c’est-à-dire vers 6-7 ans. »
Le dessinateur, rescapé de l’attentat contre Charlie Hebdo au cours duquel ont péri ses amis et collègues, s’est progressivement éloigné de la pression de l’actualité et du dessin politique pour revenir à ce qu’il nomme, avec humour, « le libre exercice de ce que la main peut produire ! » Un saut dans le vide et un thème obsessionnel : la perte de l’innocence. Un album intitulé Catharsis, produit dans le feu du drame survenu en janvier 2015, évoque les ravages psychiques provoqués par l’irruption soudaine de l’innommable, la perte d’êtres chers, le sentiment de solitude. Suit un autre opus illustrant le récit autobiographique de l’écrivain Albert Cohen Ô vous, frères humains, un texte que Luz avait lu adolescent et qui l’avait bouleversé. Aujourd’hui, le dessinateur projette son propre désarroi sur le héros de cette histoire, un enfant de dix ans qui rencontre pour la première fois la haine en subissant les insultes antisémites d’un camelot sur la Cannebière. Les cent trente dessins qui composent l’ouvrage, réalisés à l’encre et au lavis, mêlent colère et tristesse. À travers une virtuosité flamboyante et des effets spatiaux vertigineux, Luz nous fait partager le drame intérieur, menant aux confins de la folie, ressenti par l’enfant : « La douleur décrite par Cohen est universelle. Elle me concerne, pas besoin d’être juif pour comprendre. Je ne le suis pas. Cette histoire montre que le premier des humanismes, c’est d’accepter l’altérité. » Une pause… la gorge se noue. Le sujet reste très sensible. Reprendre ses crayons, pinceaux, plumes et autres petits bouts de gomme s’est avéré d’une nécessité vitale pour celui qui vit désormais sous haute protection. Soudain un flash : « C’est étrange mais, à mes yeux, ces trognons de gomme représentent les stigmates de l’artiste que j’étais avant tout le bazar que l’on connaît. À Charlie, ils traînaient sur toutes les tables. » Des bouts de gomme comme des marqueurs de temps ? « Oui, car sous leur patine, ils gardent en mémoire les tâtonnements, les traits et retraits, qui permettent au dessin final de se révéler. Au fond, un dessinateur, c’est un peu comme un lanceur de marteau : il finit par lâcher prise d’un coup, mais, avant, il aura pris son élan ! » Pas de demi-mesure : la gomme neuve idéale, c’est celle à bouts carrés : « Elle est parfaite pour un polissage personnel. On pourrait dire : montre-moi comment tu gommes et je te dirai quel type d’artiste tu es. Il y a ceux qui gomment avec hystérie, d’autres avec calme et patience. » Il ajoute, en riant : « J’ai toujours une gomme avec moi, parce que j’ai toujours eu peur d’avoir du style ! » Justement, on s’enquiert de sa formation artistique : « Aucune !, répond-il. Après une terminale scientifique, j’ai voulu entrer aux Arts appliqués mais, une fois l’examen d’entrée réussi, je suis allé voir l’exposition des diplômés et j’ai trouvé ça affreux, bien trop scolaire. J’ai eu peur d’être dégoûté du dessin, alors je suis parti en courant ! Je me suis inscrit en droit et j’ai continué à faire des portraits caricaturés. Plus tard, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis monté à Paris. Par chance, j’ai rencontré Cabu qui m’a fait rentrer à la Grosse Bertha, l’ancêtre de Charlie Hebdo. » Des petits bouts de gomme pour effacer les mauvais souvenirs ? « Aucunement : avoir toujours un bout de gomme dans la poche me raccroche à mon humilité de dessinateur ! »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Les trognons de gomme de Luz
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Luz dessine Albert Cohen, jusqu’au 28 mai 2017. Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris-3e. Du mardi au vendredi de 11 h à 18 h, le samedi et le dimanche à partir de 10 h. Tarifs : 6 et 9 €. www.mahj.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : Les trognons de gomme de Luz