L’exposition du Musée Picasso autour de Guernica, nous invite à questionner les enjeux actuels de la peinture face aux événements sociaux et politiques majeurs.
Ce dont témoigne la modernité de Picasso, tout comme Courbet, Manet, Goya, Géricault, Delacroix ou, plus tard, Paul Rebeyrolle et Leon Golub, c’est que depuis le XIXe siècle les frontières de ce que l’on appelle « peinture d’histoire » ont significativement bougé. Ce qui était traditionnellement perçu comme le grand genre, destiné à représenter un événement important et commandé souvent pour des raisons politiques, est devenu une vision de la peinture de l’histoire plus moderne et personnelle qui sera le fait de l’artiste lui-même. La noblesse des sources classiques, les héros et hauts faits historiques laissent place à une attention plus grande portée aux faits d’actualité et aux scènes patriotiques rendant hommage au peuple violenté ou révolté. Face à la réalité du monde, souvent dramatique, le peintre moderne réagit et ressent la nécessité de faire œuvre. Une œuvre qui, par la puissance et la singularité de sa forme, par l’évocation libre et la métamorphose du motif, représente un événement historique majeur mais en même temps le dépasse, lui donnant une portée symbolique qui tire le transitoire vers l’éternel.
De l’actuel à l’intemporel
Pour les peintres qui s’inscrivent, aujourd’hui, dans cette continuité et décident de représenter un thème brûlant de l’actualité, l’enjeu demeure le même : celui de l’écart et de la métamorphose. Qu’il s’agisse de Stéphane Pencréac’h, qui s’est confronté aux révolutions et aux guerres ayant touché le Moyen-Orient, le Printemps arabe, le conflit syrien et, aussi, aux attentats parisiens de 2015 ; de Guillaume Bresson, qui évoque les violences urbaines et émeutes dans les banlieues en 2005 ou encore de Romain Bernini, qui, en 2009, commence une série dont l’origine est née d’une réaction à vif face aux contrôles et violences faites aux migrants, à la frontière des États-Unis et du Mexique : faire peinture, pour eux, c’est s’écarter du réel et de la source documentaire, de l’illustration et de l’anecdote. C’est s’extirper de l’actuel, de son flot incessant d’images médiatiques et désincarnées, pour éprouver le corps physique du tableau, le temps de l’atelier. C’est redonner de l’épaisseur à l’image en la réinscrivant dans l’histoire de la peinture. C’est créer une œuvre dont la force et l’ambiguïté puissent représenter un événement, mais, en même temps, nous confronter au caractère répétitif des guerres, du racisme, des fanatismes et des révoltes.
Stéphane Pencréac’h assimile l’apport des images médiatiques – morceaux de slogans ou figures – dans une œuvre qui fait écho à la grande peinture d’histoire, des pestiférés de Jaffa aux désastres goyesques ou au romantisme de Delacroix. Dans ses polyptyques monumentaux, l’actuel se mue en allégorie et en symbole : une victime devient gisant médiéval ou Christ mort. Formellement, l’œuvre opère une synthèse entre classicisme et modernité, espace perspectiviste et planéité, inertie et mouvement, figuration et informel, harmonie et dissonances, éclat et noirceur : créant ainsi une ambiguïté, elle donne à sentir diverses sensations, entre vie et mort, calme et violence, folie et dignité, désespoir et espoir. Face à ces événements majeurs, pas de morale ni de sens univoque, le spectateur est laissé face à ses contradictions et à son libre arbitre.
La peinture de Guillaume Bresson mêle l’apport du réel et de la photographie – il observe des modèles vivants, qu’il met en scène et photographie –, avec des réminiscences picturales qui vont de Poussin à Caravage ou Géricault : clair-obscur, grisaille, théâtralité des gestuelles, grand format, traité des plis et tissus. Par cet anachronisme, Bresson ouvre le sens du tableau (volontairement laissé sans titre). Par le recours au clair-obscur, l’œuvre fait écho à une violence urbaine qui se produit dans les marges, dans les lieux cachés, obscurs. Par le mouvement quasi chorégraphique, par la gestuelle théâtrale et la mise en lumière des codes vestimentaires, la peinture de Bresson interroge le corps dans la société et le déterminisme qui influe sur les identités sociales. Au-delà d’un événement, elle symbolise une révolte de la société en mouvement contre la norme statique.
Quant à la peinture de Romain Bernini, sensibilisé au sort des migrants, elle déplace le caractère policier et militaire d’images issues de caméras de surveillance (symbole du pouvoir d’une ethnie sur une autre) pour créer des tableaux qui suggèrent tout autre chose. Faire peinture passe par la couleur, non pas kitsch ou pop, mais inscrite dans une histoire plus ancienne qui va des Vénitiens aux prémices de la modernité, de l’abstraction à la peinture allemande contemporaine. Les œuvres les plus fortes de la série sont celles qui créent le plus d’ambiguïté par rapport au sujet, par le titre et le jeu des matières, les dilutions et les coulures, par les figures fantomatiques et l’indétermination des paysages. À travers la figure tragique du migrant, l’artiste questionne un état transitoire, de passage. Tel le mythe d’un Sisyphe contemporain recommençant éternellement les traversées au péril de sa vie, pour vivre mieux. Sans fatalisme, l’œuvre s’ouvre sur un point de basculement où tout est encore possible.
Une notion élargie
Mais la peinture de l’histoire, c’est aussi celle qui brouille les pistes et pose la question de l’histoire là où on ne l’attend pas forcément. Autre leçon de la modernité : les hiérarchies ne sont plus de mise. Les genres se mêlent. Le monumental s’ouvre à la petite vie triviale et les traditionnels « petits » sujets (intérieur, portrait, paysage ou nature morte) peuvent faire écho à la grande histoire. Il existe une peinture d’histoire qui ne se revendique pas comme telle, mais qui pourtant demeure politique et porte l’empreinte d’événements historiques.
Certaines démarches sont ainsi plus inclassables. Pour parler de l’œuvre de Ronan Barrot ou de Marcos Carrasquer, les étiquettes nous échappent. Ici, pas de réelle intention de décliner en série un thème d’actualité explicitement convoqué. S’ils utilisent parfois des sources liées à l’histoire, ancienne ou actuelle, cela se fait surtout de façon non intentionnelle, au gré du processus créatif, des mouvements de l’imaginaire, du hasard des rencontres. Vivant, le tableau est fait de déplacements, il va et vient entre la mémoire et le corps. Entre ce qui est éprouvé dans l’instant et le souvenir. Entre le réel et le rêve. Entre la vie intime et la grande histoire. Au carrefour de plusieurs sensations et images, une image se forme. Rarement univoque, elle demeure ambiguë, mêlant sujets et sens.
Ainsi, pas de message explicite chez Marcos Carrasquer. Un tableau évoquant la Shoah ou la guerre civile espagnole peut faire écho à une scène religieuse ou à un fait d’actualité. Un soldat peut y côtoyer un livreur de pizza. Autour d’une figure biblique, celle de Job par exemple, sa peinture peut donner à sentir la violence et la perte (viols et rafles pendant la guerre), mais peut aussi évoquer la question du travail et de l’aliénation moderne (comme un ouvrier-soldat ferait de mauvaises choses en se donnant l’excuse qu’il fait juste son « job »). Et si la peinture de Carrasquer fait écho à la violence du monde, elle s’ouvre tout autant à ce qui fait la beauté de notre humanité : l’amour, la résistance et l’humour face à l’échec et à l’adversité. Mais jamais de manière explicite, sans fatalisme, ni héroïsme.
Même ambiguïté chez Ronan Barrot. À travers un paysage, par la présence d’un arbre mort et d’un crâne ou de chiens dévorant des cadavres, sa peinture peut évoquer l’angoisse de la guerre et du génocide ou le danger d’une catastrophe nucléaire, sans forcément citer un événement historique précis. Et qu’il joue (rarement) le tableau d’histoire, comme avec Paris, 17 octobre 1961, ou qu’il fasse écho à des scènes d’émeutes, de matraquages et de fouilles policières plus contemporaines, d’esclavage moderne et de visions infernales d’ouvriers au travail, jamais son œuvre n’a un sens univoque. Sa peinture parle de la violence actuelle, de celle qui a toujours été et qui toujours sera. Elle convoque l’actuel et toute l’histoire de la peinture. Chaque tableau interroge. Un sujet d’actualité au format d’un tableau religieux ? Une figure réaliste qui se mue en créature mythologique ? Un tableau d’aujourd’hui aux allures de tableau romantique ? Il crée un doute. Et toujours le sens bascule. Une scène de sauvetage devient meurtre, une scène bucolique devient atrocité, un révolté devient crucifié. Et vice versa. Derrière le noir : jouissance de la couleur, espoir, délectation des chairs et des paysages. Attirant et repoussant à la fois, le tableau dérange. Intempestif il est.
Ouvrir l’image
Peindre l’histoire, c’est arrêter le temps et le flux des images médiatiques, pour mieux la regarder. C’est revenir sur le passé pour mieux comprendre le présent. C’est exorciser la violence des images qui nous habitent. C’est ouvrir la conscience, sans faire de morale ni tomber dans une facilité creuse, comme le donne parfois à voir une certaine mode dans l’art contemporain : celle de faire un coup spectaculaire en utilisant un sujet brûlant de l’actualité, celle d’exhumer un document historique sensible (victimes du nazisme, portraits de SS, migrants mourants), pour en faire de façon littérale une image trop proche de la source, sans singularité formelle, et qui impose au spectateur un message explicite en lui indiquant ceci est bien, ceci est mal. Cette littéralité ne fait certes pas œuvre. Elle ferme l’image et lui retire sa force symbolique et subversive. C’est parce qu’elle reste ouverte, et laisse le spectateur face à son libre arbitre sans lui imposer un sens de lecture, que l’œuvre dérange et attise notre conscience du monde dans toute sa complexité.
La présence de l’actualité dans la peinture de Youcef Korichi n’est jamais littérale. Explorant l’entre-deux et le fragment, l’artiste casse l’image pour en tirer quelque chose d’essentiel qui soit commun aux yeux de tous. Se confronter à l’histoire, c’est essayer d’élargir la peinture à quelque chose qui dépasse le temps, c’est être proche du mythe, tirer vers l’universel tout en étant inscrit dans le présent. Si l’artiste utilise comme base de travail un matériau historique en lien avec l’actualité, comme des photographies d’attentats ou d’émeutes, sa peinture ne cherche pas à convoquer un événement précis ni à interpeller le spectateur dans une référence historique. Le tableau ne donne jamais de solution à l’œil du spectateur. Les cadrages et zooms fragmentent le motif originel. Lieux et actions en deviennent indéterminés. Le travail de la matière brouille l’image. L’œil se déplace et se perd entre des zones très réalistes et des empâtements plus expressionnistes. Il touche en regardant, ici des matières (soies, tissus, draps), là des surfaces (vastes étendues de mer, carcasse de voiture, réseaux grillagés). Va-et-vient entre la figure et l’abstraction. Entre le minuscule visage humain et la puissance de la nature. C’est dans cette traversée de peinture que se créent des ponts entre l’œil et la mémoire, entre la petite et la grande histoire. Souvenirs de l’exil, de la mort, de la solitude. Évocation sensible de la violence et de la dérisoire condition humaine. Une sensation qui vibre du tableau silencieux au spectateur, une histoire suggérée, hors du champ.
Une partie de l’exposition « Guernica » représente un ensemble d’œuvres récentes qui nous laisse sur notre faim. Art et Language, Pierre Buraglio, Damien Deroubaix, Tatjana Doll : beaucoup de citations et de jeux formels. Au mieux, cela peut être virtuose et intéressant d’un point de vue historiographique (sorte de décortication formelle du chef-d’œuvre) : au pire cela peut virer au décoratif et perdre toute force subversive. Ce choix ne permet pas de traiter une question essentielle : c’est quoi peindre l’histoire aujourd’hui ? Comment, sans citer Guernica, l’héritage picassien peut-il habiter des visions du présent ?
On regrette le choix de représenter Damien Deroubaix avec sa reprise de Guernica, qui nous semble anecdotique, là où d’autres pièces assimilent librement la leçon picassienne en créant des visions allégoriques où résonne avec force la violence du monde, d’hier et d’aujourd’hui. On regrette qu’il n’y ait pas eu plus de démarches actuelles, comme celle de Jérôme Zonder, qui, sans filiation directe avec le tableau de Picasso, soulève de réelles questions : Quelle nécessité viscérale conduit-elle à s’emparer de l’actualité ? Comment s’écarter du document pour faire œuvre ? Les dessins de Zonder, nés du besoin de se confronter aux images des blessés des récents attentats niçois et parisiens (des événements autour desquels la diffusion d’images a été contrôlée, une occultation dont les victimes ont souffert), font naître de telles questions. Mêlant les sources, actuelles et anciennes, les dessins incarnent plusieurs couches.
Karine Hoffman n’a pas connu la guerre. Elle est peintre, née à Paris au début des années 1970. Pourtant, son travail demeure habité par l’empreinte de la Shoah : traces de mémoires fantômes qui survivent en elle, celles de son grand-père et de sa famille polonaise, juive et déportée. À l’origine de son travail, un intérêt certain pour la peinture d’histoire. Celle de Goya et de Manet. Puis la construction progressive d’une démarche qui, bien que de façon inconsciente au départ, porte la nécessité d’exprimer cette part noire de l’histoire. Une histoire de la perte et du non-dit, de l’oppression et de la peur, du vide et de l’absence. Fragments de souvenirs, émotions vécues et percées de l’imaginaire se greffent à des paysages et intérieurs énigmatiques, aux frontières de l’abstraction, qui suggèrent plus qu’ils ne disent. Toujours ambivalents, mi-dehors mi-dedans, mi-passé mi-présent, ces lieux fantômes sont hantés par nuit et brouillard. Vides mais peuplés d’objets abandonnés. Un gant. Une hache. Une chaise. Une barre de fer. Un bout de bois. Une vie est passée ici. Un drame s’y est sans doute produit. Ou bien va-t-il se produire à nouveau ? L’angoisse qui sourd de ces paysages dérange d’autant plus qu’elle trouve une résonance dans l’actualité, quand montent à nouveau fascismes et violences raciales. Contre cette folie humaine, de noir de gris, la couleur jaune et les percées de lumières brûlent toujours dans les tableaux. Couleur de l’étoile juive devenue mystique jaune, prière de pigments, symbole de résistance et de vie.
Jusqu’au 29 juillet 2018.
Musée Picasso, 5, rue de Thorigny, Paris-3e.
Du mardi au vendredi, de 10 h 30 à 18 h, samedi, dimanche et jours fériés, à partir de 9 h 30, fermé le lundi. Tarifs : 11 et 12,50 €.
Commissaires : Émilie Bouvard et Géraldine Mercier.
www.museepicassoparis.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : Les peintres contemporains face à notre histoire