Apparus dans les années 2000, les escape games s’invitent dans les monuments historiques. De codes en devinettes, les joueurs sont conviés à progresser au sein des châteaux et autres édifices pour résoudre une énigme, tout en se plongeant dans l’histoire des lieux. Reportage.
La scène se passe un samedi après-midi dans la cour du château de Vincennes. Un petit groupe de trentenaires fait connaissance. Certains sont des habitués du lieu ; c’est d’ailleurs cette familiarité qui les a incités à sauter le pas et à faire leur initiation. D’autres sont des aficionados et n’en sont, de toute évidence, pas à leur première partie. Le look de geekhardcore gamer d’un des participants ne laisse par exemple guère planer de doute. Après de rapides présentations, la quinzaine de joueurs grimpe les quatre étages du donjon. Parvenu au sommet de l’édifice, le souffle court, le groupe pénètre dans une vaste salle fermée à double tour car normalement interdite au public. Nous nous laissons alors enfermer de plein gré dans d’anciennes cellules des prisonniers du roi. Quelques minutes auparavant, le « maître du jeu » nous a dévoilé notre mission et indiqué quelques règles élémentaires. Nous devons évidemment respecter le lieu, faire particulièrement attention à certains éléments décoratifs et ne pas utiliser de force excessive dans nos manipulations. Le maître nous observera attentivement durant notre aventure, tant pour nous aiguiller, si nous butons sur un casse-tête, que pour s’assurer de notre comportement durant l’escape game.
Notre « jeu d’évasion grandeur nature », faisant appel à la logique, au sens de l’observation et à l’esprit d’équipe, peut désormais commencer. Une fois le sablier retourné, nous ne disposons que d’une heure, et pas une minute de plus, pour résoudre une série d’énigmes retorses, ouvrir des salles cadenassées et, in fine, dénouer une sombre affaire qui se déroule sous l’Ancien Régime. Nous devons notamment exploiter au maximum les indices historiques contenus dans le monument lui-même. L’étude de cette belle pièce restée dans son jus se révèlera en effet très utile dans notre quête. Tout comme nos échanges fructueux avec un détenu exalté et un geôlier fort bavard. Mais, mieux vaut ne pas en dire davantage pour ne pas éventer le mystère !
Jouer en apprenant
Après une heure haletante, des fausses pistes, des hésitations et quelques éclats de rire, nous touchons enfin au but. Vient alors le moment du débriefing. Le maître du jeu et les comédiens répondent à nos nombreuses questions sur les faits évoqués dans le scénario, le rôle historique de leurs personnages et des anecdotes sur le monument. « Même s’il s’agit d’un divertissement, notre objectif est d’offrir une dimension scientifique en termes de contenu. Tous les éléments du jeu se basent ainsi sur un fond historique véridique », explique Lucie Manin, chargée d’actions éducatives au château de Vincennes, qui a participé à l’élaboration de l’activité. « Le but est qu’en sortant du donjon le joueur en ait appris autant que lors d’une visite guidée, tout en expérimentant le monument de manière insolite. »
Lancé en 2016, cet escape game a été l’un des tout premiers mis en place dans un monument français. Il a rencontré un franc succès et suscité des émules, notamment au sein du réseau du Centre des monuments nationaux (CMN). À l’instar de la basilique de Saint-Denis qui connaît, elle aussi, un succès fracassant avec son escape game sur fond de vandalisme révolutionnaire orchestré dans la crypte. Au sein du CMN, d’autres projets sont par ailleurs en cours de montage, par exemple au château d’Azay-le-Rideau et sur le site archéologique de Glanum.
Des sites extérieurs au réseau sont également venus tester l’activité de Vincennes pour éventuellement exporter le concept entre leurs murs, comme l’Opéra de Paris et le château de Tarascon. Ce type d’activité séduit en effet des monuments très divers. Si le phénomène épargne encore les musées, où il est plus difficile à mettre en œuvre en raison des collections, c’est en revanche un véritable raz de marée dans les monuments historiques. Cette tendance concerne davantage les monuments en régions qu’en Île-de-France. Pour l’instant, les sites franciliens ont en effet peu exploité ce filon, à l’exception du CMN et du château de Vaux-le-Vicomte, qui en lance un ce printemps, annoncé comme particulièrement spectaculaire. Cet escape game propose en effet une immersion au sens propre, car les joueurs, équipés de hautes cuissardes et de lampes frontales, évoluent dans la rivière souterraine détournée par Le Nôtre sous les jardins du domaine.
Nés à la fin des années 2000 au Japon, les escape games ont ensuite essaimé un peu partout. En France, la première salle dédiée à cette activité a ouvert à Paris en 2014, et des complexes similaires ont vu le jour à travers tout le pays, en un temps record. Malgré leur coût – il faut compter entre 20 et 30 euros par personne pour une heure –, ces jeux rencontrent un succès démentiel. Dans les salles les plus plébiscitées, il faut parfois même attendre plusieurs mois pour trouver un créneau pour les dispositifs les plus impressionnants, reconstituant par exemple une rame de métro incontrôlable ou un crash d’avion. Cette quête d’activité toujours plus sensationnelle et de sites hors du commun explique non seulement l’exportation de ce concept dans des lieux insolites ou prestigieux, comme le Parc des Princes ou la Maison de la radio, mais aussi l’engouement des sites patrimoniaux afin de toucher un public traditionnellement peu féru de patrimoine mais grand consommateur d’escape games : les jeunes adultes. Les 18-35 ans sont effectivement le public que les monuments ont le plus de difficulté à attirer. L’opportunité était donc trop belle pour que le patrimoine ne surfe pas sur ce phénomène de mode. « Nous savons que la moitié des participants à nos escape games ne serait pas venue dans un monument sans cette offre », explique Alexandra Dromard, chef du département des publics au CMN. « Aujourd’hui, la notion d’expérience est au cœur des choix de visite des publics. En tant qu’établissement centenaire, nous devons donc savoir nous renouveler dans nos propositions, et être à la hauteur des pratiques culturelles actuelles. » L’essor des escape games dans les monuments correspond en effet à une attente de plus en plus forte du public : sortir de la médiation traditionnelle et verticale. Et privilégier au contraire la découverte de l’histoire et du patrimoine via l’expérience et l’immersion.
Nombreux sont les monuments à avoir tiré les mêmes conclusions que le CMN. Le Donjon de Rouen a, par exemple, aménagé un jeu d’évasion, tout comme la citadelle de Belfort ou encore plusieurs châteaux du Val de Loire. Dans la région, c’est Chinon qui a ouvert le bal en 2016 avec une énigme autour de Richard Cœur de Lion. « Une collègue a participé à un escape game dans une salle à Tours et nous a soumis l’idée de développer ce concept dans notre monument. Nous avons ensuite travaillé avec une entreprise d’escape games sur le scénario, mais aussi sur la création du décor du jeu, des accessoires et de différents dispositifs », résume Sébastien Rautureau, responsable adjoint de la forteresse royale de Chinon. « Afin de ne pas déranger le public traditionnel, mais aussi de donner accès à un espace privilégié, nous avons décidé de l’installer dans une tour située en dehors du parcours et jusqu’ici inaccessible aux visiteurs. » La nouvelle énigme qui consiste à mettre au jour une chapelle secrète où se serait recueillie Jeanne d’Arc tire habilement parti de l’histoire du site en reconstituant une des chapelles médiévales aujourd’hui disparues.
Chinon, qui a été pionnier en 2016 et dont la qualité de l’escape game fait l’unanimité, a fait de nombreux émules parmi ses voisins. Les châteaux de La Ferté-Saint-Aubin et de Blois en proposent déjà, tandis que les châteaux de la Bussière et d’Amboise s’apprêtent à lancer les leurs. Dans une région où l’offre patrimoniale est pléthorique, et donc concurrentielle, les monuments se sont logiquement engouffrés dans la brèche afin de tirer leur épingle du jeu en proposant une activité branchée. « Notre grande satisfaction, c’est que l’écrasante majorité des participants poursuit par une visite du site », commente Sébastien Rautureau. « Par ailleurs, nous savons que de nombreux visiteurs ont choisi de visiter ce site en particulier car il proposait cette offre, contrairement à d’autres lieux avec lesquels ils hésitaient. »
Cette stratégie intéresse également de plus en plus de châteaux privés. Alexis Lapouyade, responsable du Château des énigmes à Pons, a ainsi créé deux salles d’escape game dans ce monument. Son entreprise, spécialisée initialement dans la création de parcours de jeux dans des châteaux, aide aussi d’autres lieux à développer ce type de prestation en fournissant une expertise sur mesure allant du scénario au mobilier, en passant par des jeux de logique. Toutefois, si l’offre se développe très rapidement, voire se banalise, l’engouement du public ne risque-t-il pas de s’affaiblir ? L’entrepreneur ne redoute pas la concurrence, bien au contraire. « L’essor des escape games dans les monuments est une bonne chose, surtout en régions où il y a moins de salles que dans les métropoles. Car, quand nous avons lancé le nôtre, les gens ne savaient pas exactement de quoi il s’agissait. Or, quand on ne connaît pas un produit, on n’a pas envie de l’acheter », explique Alexis Lapouyade. « Par ailleurs, une des spécificités des escape games, c’est que c’est une activité addictive : les joueurs qui ont apprécié l’expérience ont majoritairement envie d’en tester d’autres. Ce qui multiplie aussi le nombre de nouveaux monuments qu’ils découvrent. »
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Les « jeux d’évasion » à l’assaut du patrimoine
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°712 du 1 mai 2018, avec le titre suivant : Les "jeux d’évasion"à l’assaut du patrimoine