Le Musée Cernuschi lève le voile sur la peinture érotique de Walasse Ting. Découverte de cet artiste provocateur,
aux œuvres éloignées des canons esthétiques actuels de l’art chinois, venu en Occident dès les années 1950 sur les traces de Matisse.
Son travail est une sorte de laboratoire avec plusieurs expérimentations parallèles », analyse Éric Lefebvre, directeur du Musée Cernuschi et commissaire de l’exposition de cet artiste inclassable. Et pour cause. De Shanghai à Amsterdam en passant par Paris puis New York, Walasse Ting a côtoyé les différentes scènes artistiques internationales, faisant du transfert culturel la base de sa création.
Culture mixte
Il vient du Shanghai cosmopolite des années 1930, où les expressions artistiques traditionnelles et populaires chinoises ont d’ores et déjà accès aux formes occidentales de l’art. Ding Xiongquan, alias « Walasse Ting », déserte l’École des beaux-arts et part pour l’Ouest en 1953, persuadé que la création se trouve en dehors de l’académie. Sur les traces de son artiste modèle, Henri Matisse, il s’installe à Paris. La chance lui sourit, puisque ses œuvres, créées dans sa mansarde d’étudiant, seront vite exposées au Studio Facchetti, quelques mois après un certain Pollock. C’est en 1955 que le docteur Kuo Yu-Shou offre deux peintures de Walasse Ting au Musée Cernuschi, Cheval et Combat aux grands sabres, premières toiles de l’artiste à entrer dans la collection du Musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris. Elles témoignent alors d’expériences diverses : une forme de peinture à l’encre affranchie des règles de la peinture chinoise, une production à la limite de l’abstraction et une peinture à l’huile.
C’est à New York que sa production figurative se développe, comme une synthèse du pop art et de l’expressionnisme abstrait, stimulée par cette ville futuriste qui ne s’arrête jamais. Un mix de mouvements artistiques qui lui permet d’exploiter la production populaire, chinoise ou américaine, notamment l’image de la femme dans la société de consommation, comme dans Miss World en 1975. Il se sert alors de l’acrylique comme peinture d’éclaboussement pour représenter son sujet de prédilection : le corps féminin, déshabillé. Sa série Love Me, Love Me s’apparente à une production à grande échelle d’images de la femme, dont ce tableau de 2,22 sur 3,96 m est l’emblème. Les dix-huit beautés détachées sur fond vert et disposées en deux rangées offrent leurs charmes respectifs, parfois vêtues de robes moulantes, leur brushing coloré terminant d’attirer les regards, telles un joli bouquet de fleurs bien arrangé. Un brin vulgaire ? Au contraire, l’œuvre témoigne de la réflexion de l’artiste quant à la maîtrise de cette palette chromatique plutôt risquée. Si sa peinture à l’acrylique est en phase avec la création abstraite contemporaine observée à New York dans les années 1960, c’est sa production figurative et érotique qui résulte de tout ce dont Walasse Ting avait pu s’imprégner jusque-là, de ses voyages comme de ses origines. Dans ce sens, il mène l’utilisation des techniques traditionnelles chinoises à son paroxysme lorsqu’il applique, à partir des années 1970, l’acrylique sur du papier de riz.
Un réseau international
« Dans les années 1950, j’ai bu du café avec Pierre Alechinsky et Asger Jorn et la vie n’était plus la même. Dans les années 1960, j’ai bu du potage pimenté avec Sam Francis et Karel Appel et la vie n’était plus la même. » Certes décalé, Walasse Ting est aussi « individuel et non aligné », confie Éric Lefebvre. Pourtant, il se lie d’amitié avec de nombreux artistes, qu’ils appartiennent au groupe d’avant-gardistes CoBrA (1948) en Europe ou qu’ils fassent partie du mouvement de l’expressionnisme abstrait (1950-1960) aux États-Unis. Ces relations entretenues au-delà des frontières se matérialisent avec le projet 1 ¢ Life, réalisé en 1964, sept ans après l’arrivée de Walasse Ting à New York. Ce « grand chantier », comme le surnomme monsieur Lefebvre, soit un livre de soixante-huit lithographies, réunit plus de vingt-cinq artistes comptant près de seize nationalités : Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Tom Wesselmann, Jean-Paul Riopelle, Pierre Alechinsky, Asger Jorn ou encore Sam Francis. Walasse Ting y ajoute sa touche d’art abstrait gestuel dérivé de la calligraphie, en adéquation avec la scène artistique américaine tournée vers l’Action Painting depuis le début des années 1950.
Cette pratique de la calligraphie en étonna plus d’un, comme Alechinsky qui resta séduit, la première fois qu’il vit Ting peindre à l’horizontale et calligraphier à même le sol, dans une « posture libératrice qui permet de rentrer dans l’œuvre et de ne plus en sortir », rapporte le commissaire. Rencontre qui le décide à son tour à entreprendre un voyage au bout du monde, dans le sens inverse de celui de Ting, puisqu’il part au Japon réaliser son film Calligraphie japonaise en 1958, montrant l’impact de cette technique sur sa propre création. Ainsi, l’amitié entre les deux hommes se double d’un véritable échange entre deux artistes. À force de voyages entre Paris et New York, ils partagent leur atelier et travaillent côte à côte pour créer des peintures « à quatre mains », comme l’intriguant Solo de sculpture et divertissement arrangé pour peinture à quatre mains, exposé à la Galerie de France à Paris en novembre 1963. Pourquoi partager sa toile ? La collaboration est pour ces artistes une façon d’apporter « une croissance des pouvoirs créateurs », avance Pierre Descargues dans le catalogue de l’exposition « Cobra singulier pluriel : les œuvres collectives, 1948-1995 », organisée en 1999 au Centre Wallonie-Bruxelles. Pierre Alechinsky y voyait même un moyen de « gagner ensemble une personnalité féconde, différente de chacune des deux » afin de faire naître une image qui n’aurait pas pu être inventée autrement que par la complicité et la fusion des artistes. Comme le résume Christian Dotremont, « l’Occidental apporte à ce mélange un art de remplir la toile tandis que l’Oriental apporte un art d’arrêter l’instant ».
Revisiter le patrimoine chinois
Si Walasse Ting est le premier dans ses œuvres, peintes à la fois à la verticale et à l’horizontale, à utiliser la technique de l’acrylique sur du papier chinois, il y ajoute dès les années 1980 d’autres signes d’un transfert culturel. Ce sont les thèmes populaires que l’artiste s’amuse à revisiter : les insectes, emblèmes du monde microscopique, le cheval, symbole de prestige et de puissance dans la Chine ancienne, ou les fleurs comme représentantes des valeurs humaines et les figures féminines, issues de la légende antique des « Quatre beautés ». Où se cache la modernité ? Dans la manière de représenter ces motifs : ils ne sont pas séparés, mais réunis dans une même toile peinte avec des couleurs saturées. Ting se sert ainsi du traditionnel pour faire du contemporain où le mélange des cultures devient la base de sa peinture, mais aussi de sa poésie. Ses livres sont ponctués de lettres, écrites par et pour lui-même, mais signées du nom de grands peintres du passé qui correspondraient avec Ting depuis le paradis. Un grand peintre de l’époque Ming s’interroge ainsi sur la valeur de ses œuvres sur le marché actuel ou regrette de ne pas avoir pu peindre de belles blondes… Walasse Ting poursuit sa fantaisie en glissant dans ce recueil le courrier envoyé par des artistes contemporains, comme un grand jeu de rencontres par-delà les siècles et les continents. Une correspondance extravagante qui permet à l’artiste de revisiter le patrimoine chinois avec humour, pour ne pas dire provocation.
Car Walasse Ting est un provocateur, personnalité qui va de pair avec son double imaginaire, « le voleur de fleurs ». Les artistes chinois ont utilisé des surnoms poétiques pendant des siècles, mais cette tradition n’a pas été reprise par les artistes modernistes de la diaspora au XXe siècle. Qu’importe ! Ting, tout en fréquentant l’avant-garde américaine dans les années 1960, fait volontairement ce retour en arrière.
Mais au lieu de se référer, à l’instar des personnalités plus traditionnelles, à un ermite ou à un moine, il opte pour une figure de brigand. Un voyou de grand chemin qui porte en lui toutes les créations artistiques possibles, mais aussi les langues et les cultures qu’il a découvertes en route. Le voleur collectionne les « femmes-fleurs », qui apparaissent inlassablement dans ses œuvres. Leur nudité, traitée d’une manière extrêmement ouverte, se rapproche des œuvres d’autres artistes des années 1960, comme Tom Wesselmann, lui aussi fortement influencé par Matisse. Mais, ramenée à l’histoire de l’art chinois, cette façon d’afficher la sexualité féminine fait de Walasse Ting une personnalité assez unique. Il est tout de même possible de lui identifier des prédécesseurs dans la tradition asiatique, comme Utamaro, artiste du XVIIIe siècle qui réalisait des estampes érotiques.
1928 : Naissance à Wuxi, province du Jiangsu
1954 : Exposition au Studio Facchetti à Paris
1964 : Projet One Cent Life à New York
1969 : Il fait don de 80 peintures au Musée Cernuschi
2010 : Décès à New York
2011 : Rétrospective au Musée d’art moderne de Taipei
« S’il faut mourir, que ce soit au milieu des fleurs. » Cette citation de l’opéra chinois ancien qui peut se lire sur certaines œuvres de Walasse Ting en dit long sur l’obsession du peintre pour les nombreuses « femmes-fleurs » qui habitent ses toiles à connotation érotique. Pour coder ce message suggestif, il utilise des métaphores classiques chinoises comme celle des nuages et de la pluie, image poétique de l’acte sexuel (Raindrops on my Eyes, 1974) et les symboles de la littérature associés à son surnom de « voleur de fleurs », telle la sauterelle, allégorie du printemps. Ce pseudonyme tiré des romans de chevalerie est associé dans ces histoires populaires aux figures équivoques et aux séducteurs, comme Jiang Yongzhi, personnage de fiction bien connu au XXe siècle pour ses frasques. L’effronté avait tenté de violer une femme endormie au sein du palais impérial, avant de l’assassiner… Il signa son crime d’un papillon coloré, motif utilisé par Ting comme emblème de son propre personnage. Comme un double, l’artiste confie dans ses textes que le voleur, caché dans son corps, l’accompagne en amour comme en peinture. Ainsi, c’était lui qui le poussait à peindre ces beautés sensuelles « au corps de jade, à la joue de pêche et aux lèvres de cerise ».
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Les femmes-fleurs de walasse ting
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Abonnez-vous dès 1 €du 7 octobre 2016 au 26 février 2017. Musée Cernuschi - Musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris, 7, avenue Vélasquez, Paris-8e. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. Commissaires : Éric Lefebvre, Maël Bellec. www.cernuschi.paris.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°694 du 1 octobre 2016, avec le titre suivant : Les femmes-fleurs de walasse ting