PARIS
Gaîté Lyrique - L’utopie est d’abord affaire de lieu. Ou plutôt de non-lieu.
Comme le signale son étymologie, elle n’est pas située, elle est sans espace propre. De ce fait, elle entretient avec le réel un rapport distant. Dans tout l’écart qui l’éloigne de l’expérience vécue, vient se loger l’idéal dont elle prépare l’avènement. C’est cette distance et cet écart que Sabrina Ratté sonde à la Gaîté lyrique. Jusqu’au 10 juillet 2022, l’artiste canadienne rassemble dans Aurae dix ans de créations nouées autour des utopies contemporaines et des perceptions qu’elles façonnent. L’exposition emprunte son titre à une œuvre vidéo de 2012, où la fusion du numérique et de l’analogique donnait forme à une architecture abstraite et vacillante. Plus largement, le terme d’aura suggère l’atmosphère, l’air en mouvement, mais aussi peut-être l’ici et maintenant de l’œuvre d’art que la reproductibilité technique, nous explique Walter Benjamin, aurait dissoute. De fait, l’exposition a quelque chose de gazeux. Dans un espace à la scénographie impeccable signée par le designer Antonin Sorel, elle mobilise une grande variété de techniques et de médiums (animation 3D, réalité virtuelle, installations, sculpture ou photogrammétrie), pour déployer des paysages et des architectures imaginaires, plus rarement des figures mutantes, vaguement cyborgs. Sabrina Ratté assure avoir voulu y questionner l’ambivalence de toute utopie, de sa promesse originelle à son possible retournement en dystopie. Certaines œuvres convoquent à ce titre les « machines à habiter » du Corbusier ou le « monument continu » de Superstudio, et figurent des lieux glacés, inhabitables. D’autres imaginent des profusions florales, des magmas organiques et des flux aquatiques où se décèle l’influence d’Ursula K. Le Guin, de Philip K. Dick ou de Cronenberg. L’omniprésence d’images numériques suggère enfin que l’utopie, chez l’artiste, est aussi celle du cyberespace, à propos duquel John Perry Barlow affirmait dans une déclaration restée célèbre : « Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas là où vivent les corps. » En immergeant son visiteur dans un dispositif saturé d’écrans, de projections et de surfaces réfléchissantes, Aurae pose justement cette question : que fait aux corps, et en particulier aux sens, ce présent liquide qui est à la fois partout et nulle part ? C’est pourquoi l’exposition s’annonce comme une expérience. Il y a quelque chose de contradictoire à convoquer ce terme, puisque l’utopie ne peut a priori s’éprouver, n’étant pas située. Mais c’est là justement le tour de force accompli à la Gaîté lyrique : Aurae sécrète une ambiance, une atmosphère où l’on ne sait trop comment se mouvoir. Parce qu’elle sollicite à l’excès nos perceptions visuelles et auditives – la création sonore est signée par le musicien Roger Tellier-Craig –, elle nous offre d’éprouver très concrètement l’effet produit par la profusion infinie des images. Elle a ainsi quelque chose d’inquiétant, de l’ordre de l’hallucination ou du cauchemar. Derrière l’apparente séduction des dispositifs immersifs, Sabrina Ratté campe un monde froid, presque glaçant, qui a de longue date quitté les rivages lointains de l’utopie pour devenir le nôtre.
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Le sens de l’utopie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : Le sens de l’utopie