Au Foam à Amsterdam, la photographie couleur russe raconte un siècle de son histoire méconnue comme la chronique d’une nation en prise avec la liberté d’expression.
AMSTERDAM - Jusqu’en 1913, le photographe Piotr Vedenissov reçoit deux fois par mois en provenance de l’atelier des frères Lumière des plaques autochromes directement expédiées à l’adresse de la demeure familiale à Yalta. Épouse habillée des derniers modèles à la mode européenne et enfant en costume traditionnel russe posant derrière une haie de roses reflètent la vie préservée d’une riche famille moscovite noble sous la lumière chaude d’un été au bord de la mer Noire. Les couleurs sont vives, le bleu, le vert, le blanc aussi éclatants que le rouge.
Dix ans plus tard, changement de registre : l’image fixe devient slogan du pouvoir soviétique, outil de propagande privilégié au travers des photomontages d’artistes modernistes tels Alexandre Rodtchenko et sa femme Varvara Stépanova, figures emblématiques du constructivisme. L’intime, l’insouciance ne font plus partie du cadre ; les attitudes et les regards déterminés en contre-plongée renforcent les phrases choc idéologiques tandis que le rouge, hissé couleur nationale, tranche avec les images virant au gris. En une décennie à peine, le basculement est franc, le contraste saisissant, et la couleur, le rouge surtout, devient le révélateur d’une époque, de son évolution tant esthétique que politique, économique. Les créations des décennies ultérieures le porteront, voire l’inscriront pour certains tel Boris Mikhaïlov dans leur résistance au régime.
D’une ère à l’autre
Au Foam, à Amsterdam, en quatre salles et autant de périodes, la directrice du Multimedia Art Museum de Moscou, Olga Sviblova, propulse le visiteur dans l’histoire de la photographie couleur russe de 1860 à 1970, indissociable de l’histoire du pays. Il est vrai que le musée qu’elle a créé, et qu’elle dirige, possède de somptueuses collections comme ces dernières acquisitions l’an dernier d’autochromes de Piotr Vedenissov, parmi les révélations de l’exposition « Primrose ». Vedenissov, que la révolution d’Octobre a emporté, conclut une première période de la photographie russe qui, de 1860 à 1914, concentre portraits, silhouettes, célèbre bâtiments, monastères et paysages aux épreuves colorées à l’aquarelle ou à la peinture à l’huile. Dans la première salle de « Primrose », tous les grands noms de cette période sont rassemblés : Nechayev, Pavlov, Mazourine, Bergamasco… Prokudin-Gorsky y figure avec son célèbre portrait de Léon Tolstoï encadré de silhouettes de Tatares et Caucasiens en habit traditionnel. Photographies d’atelier, d’amateurs ou d’anonymes renvoient à une Russie aux couleurs vives, exempte de misères, ouverte au monde et à ses différences. Rien n’annonce la révolution ni le basculement dans une autre ère que la photographie officielle à partir des années 1920 exalte.
Désormais, l’individu s’efface au profit du peuple uni, de son bonheur et de la glorification des nouveaux maîtres du pays que célèbrent jusque dans leur cercueil les photomontages de Rodtchenko et Stépanova ou les photographies de Vassili Ulitin, Yakov Khalip. Derrière les coloriages de Rodtchenko pointent cependant les pénuries, les difficultés économiques et l’absence de pellicule couleurs. S’immiscent aussi quelques photographies dissonantes dans leur approche, longtemps demeurées dissimulées. Tels le portrait de sa muse Regina Lemberg aux lèvres colorées de rouge ou les photographies du tournage d’un film, en 1937, c’est-à-dire en pleine purge stalinienne, et qui emprunte sa forme et son procédé couleur au pictorialisme alors réprimé. Telle aussi cette image de Khalip de 1940 offerte onze ans plus tard à un Rodtchenko banni de l’Union des artistes : elle montre de jeunes cadets de la marine à bord d’un navire arborant à l’arrière un large drapeau rouge vif flottant au vent. Le rouge en aiguillon ! Et l’idéal, l’idéologie, hissés en porte-drapeau d’une imagerie pour les revues, journaux officiels que la production de pellicules couleurs à partir de 1946 sur le sol soviétique permettront de développer en chroniques aux couleurs délavées d’un pays, en portraits d’intérieurs tout confort ou en natures mortes aux fruits opulents.
Sous le regard d’Ivan Shagin ou de Dmitry Baltermants, particulièrement développés sur la période khrouchtchévienne, souffle un vent de liberté sur le réalisme soviétique que la série sur l’Arbat inédite de Baltermants – reportage personnel jamais montré ni édité – porte en elle. Mais liberté de parade à laquelle répond, en conclusion de l’itinéraire prégnant d’Olga Sviblova dans ce siècle d’histoire en couleur, les images subversives et clandestines de Boris Mikhaïlov accompagnées d’une séance de projection de diapositives où l’intime, la nudité qu’il revendique, disent l’impertinence de la rébellion.
Commissariat : Olga Sviblova, Elena Misalandi, Multimedia Art Museum, Moscou
Jusqu’au 3 avril, Foam, Keizersgracht 609, Amsterdam, tél. 31 20 55 165 00, tlj 10h-18h, jeu.-vend. jusqu’à 21h, www.foam.org
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Le rouge en aiguillon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°387 du 15 mars 2013, avec le titre suivant : Le rouge en aiguillon