Voici une recette très simple, celle d’un siège bon comme du bon pain. Prenez un demi-cylindre en fibres de polyester. Pétrissez-le quelque peu de manière à lui donner une forme d’assise. Puis enroulez-le bien serré et emballez-le dans un large tissu blanc, comme on envelopperait du pain frais. Faites autant de nœuds que nécessaire afin que le « ballot » se retrouve quasiment sous vide, puis glissez le tout dans une très grande boîte à chapeaux. N’hésitez pas, le cas échéant, à forcer un peu avant de fermer la boîte à l’aide du couvercle. Enfin mettez à cuire au four pendant une demi-heure, thermostat réglé à 104 °C très précisément. Vous obtiendrez une Pane Chair ou chaise Pain, un siège stupéfiant imaginé par le designer japonais Tokujin Yoshioka et dévoilé récemment au Salon du meuble de Milan (lire le JdA no 236, 28 avril 2006). Trois ans ont été nécessaires à sa mise au point. Le procédé est pourtant des plus simples : c’est la chaleur qui mémorise la forme du fauteuil en solidifiant cet enchevêtrement de fibres de 0,5 millimètre de diamètre, utilisées habituellement dans le domaine médical pour concevoir des coussins d’amortissement ou de protection. Le plus étonnant, somme toute, dans cette « recette expérimentale », réside justement dans l’aléatoire du résultat. Si la fibre elle-même ainsi que le processus de fabrication incarnent l’aspect technique de l’histoire, le produit final, lui, se révèle franchement rustique. « À l’instar du pain, reconnaît Yoshioka, une fois dans le four, le fini est incertain. »
« assis sur l’air »
Ce type d’exercice pourrait paraître insolite, sinon vain. Il ne l’est pas, bien au contraire. Il illustre à merveille les extraordinaires inventions qui ont lieu dans le domaine des fibres haute performance, comme les aramides ou les fibres de carbone. Si les militaires et l’aérospatiale en usent depuis près d’un demi-siècle, le grand public n’a eu vent de leur existence, et surtout de leurs potentialités, qu’à partir des années 1980. Ces derniers temps d’ailleurs, on assiste à une véritable explosion dans le domaine de l’innovation textile, d’où l’attrait de certains designers. « Le concept de ce siège m’est venu en lisant un article de la revue américaine National Geographic, raconte Tokujin Yoshioka. Celui-ci parlait de fibres qui étaient “soufflées” comme des toiles d’araignée et évoquait le futur de ces fibres miraculeuses d’un point de vue technologique et scientifique. » La réflexion s’est aussitôt enclenchée. « Contrairement à la conviction commune, explique Yoshioka, mon idée de la structure du futur était non pas de garantir la robustesse en utilisant des matériaux durs, mais plutôt d’organiser rationnellement les petites fibres de manière à gagner de la solidité en répartissant la charge. » Le résultat est assez bluffant : bien calé dans la Pane Chair, on se retrouve littéralement « assis sur l’air ».
Faire qu’une fibre infime devienne un corps structurant, là est la véritable prouesse accomplie par Tokujin Yoshioka. À 39 ans, ce designer est passé maître dans l’art de tirer profit des propriétés d’un matériau. On se souvient en particulier de deux projets récents qu’il a conçus pour l’éditeur italien Driade : le fauteuil Honey Pop (2002), taillé dans une sorte de papier nid-d’abeilles, et le sofa Boing (2005), habillé d’un cuir plissé dont le pliage rappelle celui des vêtements de la collection « Pleats Please » du styliste Issey Miyake, chez qui Yoshioka a fait ses premières armes et avec lequel il collabore régulièrement.
Afficher comme cheval de bataille l’intelligence des matériaux est plutôt rare actuellement. Gageons qu’un jour ce précepte accède au statut d’argument commercial. La Pane Chair devrait alors se vendre… comme des petits pains !
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Le pain quotidien
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°237 du 12 mai 2006, avec le titre suivant : Le pain quotidien