Le photographe sud-africain livre, à la Fondation Cartier-Bresson, ses clichés de Johannesburg, sa ville natale, pris depuis 1948.
PARIS - Né dans la banlieue de Johannesburg, en Afrique du Sud, de parents juifs lituaniens émigrés, David Goldblatt a 18 ans lorsque le Parti national instaure le régime de l’apartheid en 1948. « La photographie m’a aidé à résoudre ce dilemme : vivre dans ce pays ou émigrer », écrit le chef de file de la photographie documentaire sud-africaine, lauréat en 2009 de la bourse de la Fondation Henri Cartier-Bresson, en préambule de l’exposition autobiographique « TJ, 1948-2010 » organisée par cette institution. « TJ » signifie « Transvaal, Johannesburg » : fragmentée à l’image de la nation, cette ville montre son quotidien sous l’apartheid et depuis son abolition en 1991. « En 1948, l’arrivée au pouvoir du Parti national a été un choc pour de nombreux Sud-Africains, en particulier les juifs, car le pays a combattu [aux côtés des alliés] le fascisme. J’ai alors fait partie de ceux qui ont pensé émigrer. Lorsque j’ai commencé à photographier les Afrikaners [Sud-Africains descendants de colons européens] dans les années 1960, j’ai pris conscience de la complexité de la société sud-africaine comme de ma profonde implication dans celle-ci. Dès lors, émigrer n’était plus envisageable », explique David Goldblatt. Encouragé par le photographe américain Paul Strand, il va explorer les valeurs de la classe moyenne durant soixante ans. Au fil de l’exposition qui soustrait sa critique du monde des mines d’or, des fermiers blancs ou de l’architecture politique, l’écriture non-violente de Goldblatt, mêlant colère blanche et compassion, transcrit à contrario une violence ascendante.
« Ni activiste ni missionnaire »
L’accrochage, engagé, fait alterner les figures dignes de commerçants indiens expulsés en 1976 de quartiers que s’approprie la classe des Afrikaners, stigmatisée à travers des scènes d’intérieurs bourgeois que viennent nuancer les portraits de sa frange désargentée à l’instar de l’écolier au pull troué. Mises en exergue, les séries esthétiques de portraits en noir et blanc (1970-1972) réalisées dans les bidonvilles de TJ documentent l’ordinaire de la jeunesse noire jouant avec des épaves de voiture noyées dans un brouillard pollué, de crâneurs armés de canif, de nourrices accablées, confrontés au regard froid du surintendant afrikaner du township à son bureau. On pense à la Louisiane raciste vue par Walker Evans vers 1938, à l’inacceptable dénoncé par Cornell Capa. « Ni activiste ni missionnaire, la photo était juste ma façon de m’exprimer », assure Goldblatt. Avec Nadine Gordimer, sa compatriote prix Nobel de littérature, il publie On the mines (1973), Lifetimes under apartheid (1986) et maints ouvrages éclairant ce qu’il nomme « cette idéologie raciale proche de celle des nazis ». Refusé par les éditeurs, son livre controversé, Some Afrikaners Photographed (1975), devenu depuis une référence, est publié grâce un ami.
De l’abolition de la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis à l’histoire coloniale européenne, l’œuvre de Goldblatt révèle une portée universelle. Les townships de Johannesburg en 2010 renvoient aux ghettos noirs de Washington, aux campements roms autour de Paris. Vingt ans après la fin de l’apartheid, point de « nation arc-en-ciel » promise par Desmond Tutu, mais « une nation aux couleurs séparées », constate le photographe comme en témoigne TJ aujourd’hui clivée entre les résidences afrikaners protégées par des murs de sécurité et les vues aériennes des townships que modernisent d’incongrus édifices de style pénitentiaire. Agressé à l’arme blanche, Goldblatt en vient à questionner l’identité de criminels à travers les portraits dérangeants de la série « Ex-offenders » (Ex-délinquants, 2010), un récit glaçant de descentes aux enfers reconstitué sur les lieux du crime. Sa vision réaliste de TJ s’élargit dans le catalogue de l’exposition tandis que des tirages complémentaires sont montrés à la galerie Marian Goodman, à Paris (jusqu’au 19 février). À 80 ans, David Goldblatt va reprendre le volant de son camping-car, en quête de paysages restituant la qualité de cette lumière dure qui fait, selon lui, la nature de l’Afrique du Sud.
Commissariat : Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson
Nombre d’œuvres : plus de 100 photographies
Jusqu’au 17 avril, Fondation Henri Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis, 75014 Paris, tél. 01 56 80 27 00, www.henricartierbresson.org, tlj sauf lundi 13h-18h30, mercredi jusqu’à 20h30, samedi 11h-18h45. Catalogue, éd. Contrasto (Rome), 39 euros, ISBN 978-8-8696-5271-4
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°339 du 21 janvier 2011, avec le titre suivant : Le Johannesburg de David Goldblatt