Paris - Pour décrire l’état de quelqu’un qui « s’éveille » après un confinement ou un « déni climatique » – périodes que l’auteur appelle « un long sommeil » –, Bruno Latour évoque dans Où suis-je ? les tourments de Gregor Samsa dans la Métamorphose .
Comme le héros de Kafka, ceux qui prennent conscience de l’état du monde et de leur responsabilité dans son amenuisement cheminent lestés d’« une carapace de conséquences ». Le devenir des « terrestres » est un « devenir-blatte » : il implique d’embrasser d’un regard neuf la zone critique, ce mince « vernis » où s’épanouit la vie sur Terre, de réapprendre à s’y mouvoir et à entrer en relation. Il y a là de quoi donner le vertige. « Ce n’est pas honnête de nous pousser à atterrir, si l’on ne nous dit pas où nous poser sans nous crasher, ce qu’on va devenir, avec qui on va se sentir affilié ou non », écrit Latour. Cette terre où se poser, Marguerite Humeau et Jean-Marie Appriou tentent de lui donner forme et vie à Lafayette Anticipations. Leur exposition « Surface horizon » emprunte son titre à la géologie : en anglais, l’expression désigne la couche du sol où le vivant se décompose et se recompose. Cet espace, où Marguerite Humeau décèle « le lieu mythique qui incarnerait toutes les transformations de l’ère contemporaine », inspire aux deux artistes une odyssée en neuf chapitres. On y croise 130 espèces de plantes, des femmes-poissons, des oracles, des stèles-élixirs, un magma végétal et un désert infini. C’est un écosystème fragile de chlorophylle, de cire et de terre sculptées, que le public pourra emporter avec lui à l’issue de l’exposition. « Surface horizon » doit ses prémices à l’hébétude inquiète du premier confinement. « J’étais à Londres et me suis demandé comment je pourrais me nourrir de mauvaises herbes si tout venait à s’effondrer, raconte Marguerite Humeau. J’ai contacté une cueilleuse pour qu’elle m’apprenne à les identifier. » Fidèle à sa méthode, l’artiste creuse ce sillon auprès d’un vaste aréopage de botanistes, de paysagistes ou de géologues. Elle s’intéresse tout particulièrement à la théorie des signatures, qui apparie la forme des végétaux à leurs propriétés. Ce « code universel » lui inspire une trame narrative et donne lieu à l’invention de sculptures, d’esquisses, d’architectures et de paysages qu’elle déploie dans l’espace de la fondation. Jean-Marie Appriou y répond d’un ensemble de stèles, de bas-reliefs et de créatures en terre cuite. Ses œuvres se coulent d’autant mieux dans la fiction de Marguerite Humeau que le sculpteur s’intéresse de longue date à la création de mythes. Dans « Surface horizon », leurs travaux façonnent un monde à parcourir comme un voyage dans le temps, entre passé lointain et futurs spéculatifs. « Ce n’est pas un Covid-show, explique Marguerite Humeau. Il s’agit plutôt de créer un récit qui nous parle de l’invention de nouvelles formes de connexion et de co-dépendance. » Conçu comme un hommage aux disparus de nos paysages physiques et mentaux, ce récit mêle à l’élégie l’appel à délaisser nos routines anthropocentrées, pour mieux prêter écoute et attention à ce qui nous entoure. Comme Où suis-je ?, l’exposition dit en somme une métamorphose. Ici toutefois, il ne s’agit pas de devenir blatte, mais magicicada, un criquet américain. Évoqué dans le dernier chapitre de « Surface horizon », cet insecte niché dans le sol n’en affleure que tous les dix-sept ans, pour pondre et mourir. Pour Marguerite Humeau, son long sommeil est une invitation à sortir du temps du quartz, à inventer de nouveaux calendriers. Après tout, c’est peut-être ça, revenir sur terre : éprouver l’humus fertile d’un autre rapport au temps, délesté du présent sans issue de nos vies confinées.
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Le devenir insecte des déconfinés
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°745 du 1 juillet 2021, avec le titre suivant : Le devenir insecte des déconfinés