Pilier du marché des tableaux anciens, le marchand Konrad Bernheimer lorgne vers l’art du XXe siècle en s’associant avec la galerie Hauser & Wirth. Portrait d’un homme partagé entre tradition et pragmatisme.
À première vue, le marchand munichois Konrad O. Bernheimer a les atours d’un notable sévère et intimidant. Son éducation amidonnée cache pourtant un réformateur têtu et optimiste. Quand d’autres héritiers se seraient mollement coulés dans les pas de leurs pères, ce pilier du marché des tableaux anciens – participant à la Biennale des antiquaires – ne s’est pas contenté de gérer des affaires encalminées. Il compte aujourd’hui parmi les premiers à franchir le cap du XXe siècle en s’associant avec la galerie d’art contemporain Hauser & Wirth (Zurich, Londres). « C’est l’un des rares à être à la fois marchand d’art et très bon businessman, d’où son succès », résume son confrère néerlandais Robert Noortman.
Difficile toutefois de dresser le portrait de Konrad O. Bernheimer sans l’inscrire dans sa généalogie de grands marchands juifs allemands. Son arrière-grand-père, Lehmann Bernheimer, avait initié en 1864 un commerce de textiles à Munich. Fournisseur de Ludwig II de Bavière, il évolue progressivement vers la décoration. La guerre de 1914 met fin aux réjouissances. Habitués à servir les monarques, les Bernheimer perdent 80 % de leur clientèle à l’issue du conflit. Seconde avanie, l’arrivée des nazis au pouvoir les contraint à l’exil au Venezuela en 1939. Son père y rencontre alors sa mère, catholique d’origine basque. Les deux familles cultivent le café, plantations que les Bernheimer possèdent encore aujourd’hui. Voguant entre deux eaux, deux religions et plusieurs langues, Konrad O. Bernheimer n’a rien du Germanique lambda. « Je ne suis pas allemand, je suis de Munich », déclare-t-il. Et d’ajouter : « Avec ma mère, je parle espagnol. C’est la langue de l’enfance et de mes réactions spontanées. L’anglais est l’idiome de travail. Ma langue littéraire est l’allemand. J’ai difficilement le sentiment d’appartenir à cent pour cent à une nation. »
Toilettage
Son grand-père Otto, qui rêve de reconstruire son commerce en Allemagne, y retourne dès l’armistice. Bien qu’il affiche une coiffure à la Jimi Hendrix et vote pour le socialiste Willy Brandt – au grand dam de sa famille –, le jeune Bernheimer est programmé pour prendre la relève. L’initiation se fait quasiment au berceau ! Dès l’âge de 6 ans, Konrad accompagne son grand-père pour un voyage professionnel à Mannheim tout en participant à la première foire d’antiquités de Munich. Quatre ans plus tard, il maîtrise l’univers des majoliques et des textiles, distinguant un Urbino d’un Castel Durante, un velours génois d’un spécimen vénitien. Konrad O. Bernheimer suit l’enseignement à la lettre, mais couve sa révolution. Elle passera par la peinture, domaine que sa famille avait soigneusement évité. Cette envie de travailler avec les tableaux, Konrad O. Bernheimer l’exprime très tôt, en 1976, alors qu’il fait ses classes chez Christie’s à Londres. « Mais [le secteur] était tenu par l’aristocratie anglaise. J’étais, du coup, dans le département de porcelaine chinoise », précise-t-il. Bien que l’auctioneer lui offre un poste à New York, son sens du devoir le maintient au sein de l’enseigne familiale. Mais sous certaines conditions. À peine rentré au bercail, il réduit les frais de la galerie, tranche dans les effectifs, sous-traite à des artisans. Dans la foulée, il ouvre des départements peinture et porcelaine chinoise tout en changeant la coloration du secteur mobilier, jusqu’alors dominé par les lourdes formes Renaissance. Ce toilettage lui permet de doubler en deux ans le chiffre d’affaires de la maison.
Un avis sûr et rapide
En 1985, il inaugure une succursale à Londres et, deux ans plus tard, vend le grand immeuble de Munich, pour installer ses quartiers dans un bâtiment plus modeste. Vers 1992, commence une nouvelle phase dans le lifting de la maison Bernheimer. Le capitaine ferme tous les départements, à l’exception de celui des tableaux anciens. « Une maison de décoration comme celle-là aurait pu continuer dans une grande métropole, mais pas à Munich, observe son confrère munichois Bruce Livie. Le choix des tableaux anciens était courageux, car le marché était déjà quadrillé par de nombreux autres marchands, établis de longue date. » La légitimité du nouveau venu dans la profession se conforte lorsqu’il cède, avec son confrère zurichois Bruno Meissner, un Bellotto pour environ 10 millions de dollars (7,8 millions d’euros) à la National Gallery de Washington. Konrad O. Bernheimer succombe aussi parfois à des tableaux d’exception d’artistes mineurs. « Il réagit au coup de cœur. Son avis est sûr et rapide », affirme l’expert Chantal Mauduit.
Une peinture décorative
En 2002, il prend les rênes de Colnaghi, vénérable galerie londonienne autrefois spécialisée dans la peinture italienne. Il lui insuffle une nouvelle dynamique avec un rythme d’expositions plus intense. Mais au contenu parfois léger, comme la récente présentation de planches de botanique indiennes, destinée à attirer de plus jeunes collectionneurs. Raréfaction des chefs-d’œuvre oblige, les tableaux allemands du XIXe occupent aussi une part croissante dans son activité. Il lui est alors reproché de céder à une peinture facile et décorative, tel ce bouquet de Rachel Ruysch, présenté cette année à la Biennale des antiquaires de Paris (lire p. 20). « Konrad a eu entre les mains de très beaux tableaux, défend Katrin Bellinger, sa partenaire pour les dessins anciens. Il sait où est son marché, ce qu’il aime et ce qu’il peut vendre. Il a un goût exubérant, qui ne s’exprime pas dans les peintures livresques, mais dans des œuvres avec lesquelles on peut vivre et qu’on est heureux de regarder. » Un jugement que confirme le marchand Heribert Tenschert, lequel partage depuis deux ans les locaux de Bernheimer à Munich. « On ne peut pas ignorer le décoratif ; les Pères pénitents, aussi bien peints soient-ils, ne se vendent pas », déclare ce spécialiste des manuscrits médiévaux. Ironiquement, la stratégie de ce dernier est inverse, puisqu’il ne vend aucune planche individuelle, préférant des ouvrages complets et par nature « non décoratifs » !
En flattant le goût de sa clientèle, Konrad O. Bernheimer ne prend pas le risque de la découverte. « Il n’est pas vraiment joueur, il achète des valeurs sûres, note un observateur parisien. Mais les Anglo-Saxons font rarement des coups de poker, car leur marché a d’autres donnes. Il est plus rare de trouver en Angleterre des tableaux sans attribution, sans passé. » Le marchand sait toutefois remettre les pendules à l’heure. En juillet 2005, chez Sotheby’s, il achète un tableau présenté sous le label « Cranach le Jeune ». On le retrouve en mars 2006 à la foire Tefaf à Maastricht, affiché comme « Lucas Cranach le Vieux et assistance de l’atelier ». Une correction qui lui permet de le vendre aussitôt pour 2 millions d’euros. Sa force de frappe le distingue de ses pairs. « En ventes publiques, il se fixe un plafond, mais se laisse plus ou moins aller. De gré à gré, il est ferme, mais honnête dans les négociations », précise sa tête chercheuse en France, Johanna Dubreuil. L’affectif ne se dépare toutefois jamais du bon sens. « Il sait regarder les comptes en fin de mois, précise un familier. C’est un métier dangereux, on peut perdre pied avec la réalité, car on manipule des sommes importantes, mais lui est pragmatique. Ce n’est pas un rêveur. »
Un département art contemporain
La même realpolitik qui l’avait conduit à supprimer les secteurs mobilier et décoration l’a amené à élargir son spectre avec la création d’une section photographie, dirigée par l’une de ses filles. Ce domaine a pris une importance telle qu’il couvre à lui seul les frais de la galerie munichoise. Il a aussi récemment monté une collection de maîtres anciens pour décorer les murs de l’Hotel Schloss, près de Salzbourg, en Autriche. Aujourd’hui, son flair, ou plutôt son instinct de survie, le dirige vers l’art contemporain. « Il y a beaucoup d’argent à faire dans ce domaine », admet-il sans complexe. Après une exposition associant maîtres anciens et artistes contemporains en octobre 2005 chez Colnaghi à Londres, il enfonce le clou en créant cet été un département XXe siècle contrôlé par la galerie zurichoise Hauser & Wirth. Si celle-ci conserve ses autres espaces londoniens, les deux sociétés cohabitent dans le grand bâtiment de Colnaghi sur Old Bond Street. « Nous allons y montrer des œuvres d’artistes importants des XIXe et XXe siècles, confie Iwan Wirth, cofondateur de la galerie suisse. Notre but est d’établir Londres comme la base pour déployer des œuvres de second marché. » Le pragmatisme anglo-saxon et l’efficacité helvétique semblent en effet faits pour s’entendre !
1950 Naissance à Rubio (Venezuela). 1977 Rejoint la galerie familiale Bernheimer. 1985 Ouverture d’une succursale à Londres. 2002 Achat de la galerie Colnaghi, à Londres. 2006 Association avec Hauser & Wirth ; exposition « Les Nus de Picabia » du 4 au 28 octobre chez Colnaghi.
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Konrad O. Bernheimer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°242 du 8 septembre 2006, avec le titre suivant : Konrad O. Bernheimer