Art contemporain

JR, une mécanique de la visibilité bien huilée

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 30 octobre 2018 - 1960 mots

Ni street artist ni photographe, faussement insaisissable derrière ses lunettes noires, JR sait tirer profit des rouages médiatiques actuels afin de « retourner le monde ». Et faire de sa signature une marque…

allez pas dire à JR qu’il est street artist : il est « colleur d’affiches ». Ni qu’il est engagé : il se veut « engageant ». Photographe, comme le suggère la carte blanche que lui offre la Maison européenne de la photographie (Mep) à partir du 7 novembre ? Pas selon son producteur Émile Abinal : « Faire la lumière, le point, choisir ses objectifs… Tout ça ne le concerne pas vraiment », nous confiait-il récemment. D’autant moins d’ailleurs que d’Inside out, projet participatif planétaire, à la série Unframed, où il reproduit in situ des photographies célèbres ou anonymes, le jeune homme n’est pas toujours l’auteur des tirages qu’il expose. De plus, il ne se borne pas à coller ses affiches en noir et blanc dans le monde entier, il a aussi publié nombre d’ouvrages, réalisé et coréalisé une dizaine de films et même créé un ballet. Artiste tout court alors ? « Jusqu’à ce que je trouve un vrai métier », lit-on sur son profil Instagram suivi par 1,2 million d’abonnés.
 

Enjamber les frontières

À qui voudrait le circonscrire, JR se dérobe. Bien sûr, ses lunettes et son chapeau – éternel accoutrement dont Agnès Varda a fait un gimmick dans Visages Villages– n’y sont pas tout à fait pour rien. Censés garantir à l’artiste une totale liberté d’action, ils ajoutent au romanesque d’une success story inaugurée à l’adolescence par la découverte fortuite d’un appareil photo, et couronnée en 2011 par l’obtention du Prix TED. Réservé sur ses origines, sur son état civil, sur son milieu social, JR n’est pourtant pas précisément une énigme comme peut l’être Banksy, artiste à la notoriété et au parcours suffisamment proches pour justifier la comparaison.

Au contraire, le jeune homme est omniprésent, et ses interventions monumentales épousent si bien l’actualité qu’elles obtiennent à coup sûr la faveur des médias. S’il envisage de se faire discret et aurait demandé à ne pas être sollicité par la presse dans le cadre de l’exposition « Momentum, la mécanique de l’épreuve » à la Mep, il n’en est pas moins prolixe sur son compte Instagram. De sorte que son caractère insaisissable finit par apparaître comme un effet paradoxal de son hyperactivité : vibrionnant, touche-à-tout, JR enjambe d’un pas léger toutes les frontières, qu’elles soient géopolitiques, sociales ou disciplinaires. Un jour, il est chez Perrotin, qui l’expose depuis 2011 et lui consacrait l’été dernier son premier solo show new-yorkais. Un autre, on le retrouve sillonnant les États-Unis à bord de son camion pour inciter les Américains à voter aux midterms. Le reste du temps, il écume les cités, les favelas, les zones de conflit, les murs de séparation qui ont surgi partout où le triomphe du libre-échange exclut la libre circulation, puis il va se frotter aux ghettos du gotha, collabore avec Robert De Niro et fait poser Marion Cotillard.

« C’est quelqu’un de très abordable, qui est en perpétuelle réflexion sur ce qu’il fait et qui n’arrête pas d’expérimenter, décrit Jean-Luc Monterosso, fondateur de la Mep et co-commissaire de “Momentum”. Il y a chez lui une forme de courage, un courage désarmant qui inspire confiance. » Ce à quoi Ladj Ly, l’homme à la caméra de 28mm, qui l’a guidé en 2004 dans la cité des Bosquets et a coréalisé avec lui Chroniques de Clichy-Montfermeil en 2017, ajoute : « C’est un bosseur. Il ne s’arrête jamais, c’est une pile électrique. Il est toujours en mouvement, aux quatre coins du monde. »
 

L’art de « retourner le monde »

Si JR ne cesse de courir, ce n’est pas seulement parce qu’il a poussé à l’école du graffiti, ni qu’il incarne au plus haut degré les valeurs libérales d’entrepreneuriat, de mobilité, d’autonomie et d’ouverture. C’est surtout qu’il est très occupé. À quoi ? À « changer le monde », comme le suggère le titre de sa monographie publiée en 2015 chez Phaïdon. Ou plutôt à le « retourner » grâce à l’art, nuance-t-il dans le même ouvrage. Or, dans une société de l’image, où les succès commerciaux dépendent étroitement de stratégies de communication rodées, une telle mission équivaut, selon les propos de l’artiste, à « changer la perception qu’on a sur les choses ». Soit l’objet de toute propagande, politique ou publicitaire.

Pour JR, « retourner le monde » consiste à rendre visibles ceux qu’on ne veut pas voir, ou ceux qu’on voit mal à force de filtres médiatiques : habitants des cités, femmes, migrants, personnes âgées, etc. Bref, à inverser la charge négative qui leste certaines communautés par la grâce d’une image positive et photogénique. « JR est engagé dans son temps, et dénonce ce que la mondialisation a de pire, note Dominique Bertinotti, ex-maire du 4e arrondissement de Paris et co-commissaire de “Momentum” : l’existence de la pauvreté, la condition des femmes, les favelas, le continent africain qui essaie de se développer tant bien que mal, etc. Il est dans la restauration de la personne humaine. »

En soi, cette volonté de restauration n’a rien d’original. Elle s’inscrit dans la lignée d’une certaine photographie humaniste, et innerve déjà les reportages de Dorothea Lange dans l’Amérique du New Deal ou l’exposition « The Family of Man » organisée par Edward Steichen en 1955, à propos de laquelle Barthes écrivait dans Mythologies : « Tout humanisme classique postule qu’en grattant un peu l’histoire des hommes, la relativité de leurs institutions ou la diversité superficielle de leur peau (mais pourquoi ne pas demander aux parents d’Emett Till, le jeune nègre assassiné par des Blancs, ce qu’ils pensent, eux de la grande famille des hommes ?), on arrive très vite au tuf profond d’une nature humaine universelle. »

Il revient pourtant à JR d’avoir su renouveler le genre à l’aune d’une succession de pas de côté. D’abord, ses photographies se donnent pour des agencements, des mises en scène, voire des caricatures. Un effet renforcé, dans Portrait d’une génération (2004-2006) ou Face 2 Face (2007), par le 28 mm ou les grimaces que sont invités à faire les modèles et, dans le « groupe de portraits » des Chroniques de Clichy-Montfermeil, par une composition complexe inspirée de Diego Rivera. Surtout, elles misent sur leur contextualisation pour souligner tout ce qui les sépare du photoreportage. Au moment même où l’essor d’Internet plonge la presse dans la crise, l’artiste a d’emblée l’intuition que le devenir de la photographie dépend de sa capacité à s’émanciper de ses codes et sphères habituels : des poses aux formats, en passant par les cadrages et les modes de diffusion, il réinvente le médium et devient « le premier photographe in situ», comme l’écrit Serge July dans le portrait qu’il lui consacre dans l’album de Reporters sans frontières. « En tant qu’artiste, JR a ouvert la photo vers des pratiques nouvelles – notamment la photographie participative », renchérit Jean-Luc Monterosso.
 

« We are the World »

Exposées sur les lieux mêmes de leur production, souvent avec le concours spontané des participants et des passants, les images de JR se veulent ainsi performatives : de témoignages, elles deviennent outils de mise en relation et d’empowerment. C’est leur premier effet Kiss Kool. « Le mot religion vient du latin religare, relier les gens, explique l’artiste. Je me suis toujours dit que ma religion à travers l’art, c’est de lier les gens. » JR assume ainsi ce que Tristan Trémeau désignait en 2002 lors d’une conférence avec Amar Lakel comme « le tournant pastoral de l’art contemporain », en référence au genre pictural qui, à l’âge classique, « exalt[ait] les vertus de la vie rustique, en la figure du berger, du pauvre hère, de l’idiot ou de l’amant désolé, dans un milieu campagnard », et s’est désormais déplacé vers « les figures du marginal, du SDF et de l’immigré » : « Au-delà du street art, nous explique-t-il, on trouve des dimensions pastorales très développées dans l’art contemporain des années 1990. Soit des formes d’“esthétique relationnelle” fondées sur l’idée que l’artiste, tel un pasteur, va recréer du lien et prendre soin de la société à travers des représentations de la mosaïque humaine. » Ce tournant, ajoute l’historien de l’art, s’ancre dans un contexte précis : celui du tournant néolibéral aux États-Unis et en Angleterre, qui désengage l’État de la culture, de l’éducation ou de la santé, et substitue la charité privée aux politiques publiques de redistribution.

Chez JR, la mise en œuvre d’un « art infiltrant », selon ses termes, est évidemment la plus insaisissable, malgré l’abondante documentation livresque et filmique accompagnant chaque projet, malgré les réalisations durables – dont un centre culturel à Rio – nées de certains d’entre eux. Elle nous a pourtant été confirmée par Franck Dujoux et Claire Jachymiak, respectivement directeur artistique et photographe. À Montbard (Côte-d’Or), sous-préfecture industrielle de 5 500 habitants, ils ont monté à l’été 2018 un projet Inside out pour mettre en lumière les invisibles de la « France périphérique » et souligner la diversité sociale d’un quartier du centre-ville. Depuis, ils mesurent au quotidien le bénéfice de l’initiative : « Aujourd’hui, tout le monde se dit bonjour », souligne par exemple Franck Dujoux, avant d’égrener les anecdotes sur la convivialité des séances de pose et de collage des portraits.
 

Les paradoxes de la visibilité 2.0

Mais parce qu’elles sont photographiées et diffusées via des photos de photos et des images d’images, les interventions in situ de JR ont un second effet Kiss Kool : leur monumentalité, leur caractère participatif et leur capacité à épouser, sinon à anticiper, le fil de l’actualité les vouent à une circulation et à un partage planétaires. Témoin de la révolution numérique, l’artiste en a très tôt épousé les modes de diffusion : après avoir eu un site Internet et une newsletter quotidienne, il a eu l’intelligence d’ajuster ses projets à la logique d’indexation du Web 2.0. À cet égard, Inside out est un tour de force, puisqu’en flattant notre appétit de selfies et de photos de profils, ce projet assure à JR une viralité maximale sans même qu’il ait à faire usage de son appareil photo. Si chacun y trouve son compte, l’artiste en est le premier bénéficiaire. « C’est toute la question du mandat, note Tristan Trémeau. En quoi JR est-il mandaté à représenter quiconque ? De quel droit s’approprie-t-il cette représentation, et quel bénéfice en tire-t-il ? Les personnes photographiées ont-elles véritablement reconnaissance et rétribution ? »

Poser la question, c’est au fond y répondre. JR a beau « starifier les anonymes, les femmes, les exclus, les migrants, les invisibles », comme l’affirme Serge July, il a beau élargir leurs visages aux proportions d’un immeuble ou d’une place, c’est tout de même lui, et lui seul, que l’on voit poser sur Instagram en compagnie de Pharrell Williams, de Martin Scorsese, de Vincent Cassel et de tous ceux qui jouissent du capital le plus désirable dans notre société : une attention planétaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il peut s’offrir le luxe d’une complète indépendance vis-à-vis de toutes sortes de marques ou de sponsors : JR est en lui-même une marque, un hashtag ou, comme l’écrit Serge July, « une multinationale avec un siège à Paris, un autre à New York et plusieurs galeries pour la vente des œuvres destinées à financer l’ensemble de ses activités ».

On comprend mieux alors son souci de fuir la moindre étiquette, à commencer par celle d’artiste engagé. De même que le « nouvel art public » pastoral accompagnait la mise en œuvre du néolibéralisme, l’ascension de JR coïncide très exactement avec l’avènement d’une nouvelle élite mondiale ayant su tirer profit de la révolution numérique, à l’exclusion d’un nombre toujours croissant d’« invisibles ». Qu’il ait été le premier Français à obtenir le Prix TED est à cet égard significatif : ce couronnement par Chris Anderson, l’un des chantres de la Net Economy, vient confirmer la parfaite adéquation de JR aux valeurs et à l’esprit de l’époque. Et révéler en creux la matrice politique de son apolitisme…

« JR. Momentum, la mécanique de l’épreuve »,
du 7 novembre au 10 février 2019. Maison européenne de la photographie, 5/7, rue de Fourcy, Paris-4e. Du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h 45. Commissaire : Jean-Luc Monteroso. Tarifs : 10 et 6 €. www.mep-fr.org.
1983
Naissance en banlieue parisienne
2000
Trouve un appareil photo dans le RER et commence à photographier ses amis tagueurs. Il en exposera les tirages un an plus tard dans ses premières « Expos 2 rue »
2004
Commence la série
Portraits d’une génération
à Clichy-Montfermeil avec Ladj Ly
2007
Initie le projet
Face 2 Face
en Israël et en Palestine avec Marco Berreni
2010
Son film
Women are Heroes
est présenté au festival de Cannes
2011
Lauréat du Prix TED, il lance le projet
Inside out
. Première exposition personnelle, « Encrages » , à la Galerie Perrotin
2017
Visages Villages,
film coréalisé avec Agnès Varda, est projeté à Cannes. Il sera nommé aux César et aux Oscar dans la catégorie « meilleur documentaire ». La fresque
Chroniques de Clichy-Montfermeil
est inaugurée en présence de François Hollande
2018
Pour sa réouverture après travaux, la Mep lui donne carte blanche

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : JR, une mécanique dela visibilité bien huilée

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