L’artiste, qui présente au Mamac à Nice la collection de ses propres œuvres, a décidé de la disperser aux enchères publiques en octobre à Paris.
NICE - Ce sont en somme deux expositions en une que présente le Musée d’art moderne et d’art contemporain (Mamac) à Nice jusqu’en septembre : s’il s’agit bien d’une rétrospective de Jean Pierre Raynaud, qui trace un parcours significatif en quelque quatre-vingts pièces datées entre 1962 et 2005, il en va aussi d’une forme d’œuvre unique, très grande installation qui prend plutôt le parti du présent. Réfléchissant au projet d’une nouvelle rétrospective, après celle que lui consacra le Jeu de paume, à Paris, en 1998, Raynaud proposa à Gilbert Perlein, directeur du Mamac, de construire l’exposition à partir de sa propre collection. Car, depuis longtemps, l’artiste collectionne ses œuvres comme il les produit, méthodiquement, sans préméditation mais avec exigence. L’ensemble va se révéler d’un poids tel que le projet de s’en libérer est né de la préparation de l’exposition : l’intégralité des pièces présentes à Nice seront par volonté de l’artiste dispersées d’un coup chez Christie’s à Paris en octobre.
Opacité du monde
L’exposition fait de la frontalité du travail de l’artiste une qualité essentielle pour se donner comme un parcours articulé, réglé avec précision, traversé de renvois discrets et inscrit avec ce sens des espaces intérieurs propre à Raynaud. Se jouant de l’architecture compliquée du musée, l’exposition restitue en trois salles autant de périodes majeures de son travail (« Psycho-objets », « carrelage », « drapeaux »), complétées d’une documentation présentée sous vitrine (événements, références et amitiés). Le tout est disposé comme une composition d’ensemble où chaque pièce est à sa place dans l’architecture comme dans le déroulement du travail. Ainsi la tension est-elle continue entre la réduction objective du vocabulaire formel (froideur des matériaux, économie du travail) et la charge subjective qui conduit tout l’œuvre. Les images diffusées en attestent, qui mettent presque toujours en scène l’artiste au côté des œuvres, rappelant ce lien singulier entre autoportrait et objet. Car c’est finalement le propos de Raynaud depuis plus de quarante-cinq ans, cet espace entre les objets d’usage à forte charge d’interdit ou de menace et le registre de sensations intimes qui y sont associées, cette bravade permanente aux signes de la mort et la résistance que lui oppose le « je » : le pathos tenu à distance par ses signes mêmes. On trouvera de nombreuses références, de Duchamp à Klein en passant par Jasper Johns – car Raynaud aime aussi l’art des autres, et certains d’entre eux sont présents dans les collections du musée de Nice. Interviennent également dans les œuvres nombre d’objets rapportés du monde pour leurs qualités propres (cercueils, masques à gaz, crocs de boucher, bombes, canard pour le bain), d’autres devenus symboliques par le traitement de l’artiste (la jauge, le pot, le carrelage), d’autres enfin en leur qualité de signe (sens interdit, croix d’ambulance ou de pharmacie, drapeaux). L’artiste sollicite pour chacun de ces éléments une perception qui va au-delà de leur caractère symbolique évident. Et plus fortement encore pour le drapeau, à quoi toute l’exposition ramène et qui condense son attitude. Irréductible à sa signification nationale immédiate, celui-ci se tient entre pure peinture et puissance de symbole politique et public. D’autant que Raynaud ne les choisit pas indifféremment de leur poids, de leur puissance de menace ou de conflit, et les associe entre eux (Israël et Palestine) ou y superpose le petit canard en plastique. Le jouet fait littéralement disjoncter toute lecture exclusivement idéologique, sans laisser ni repos ni répit à la sourde inquiétude du monde, à son opacité. Ainsi Raynaud réussit-il son pari de retourner la rétrospective en prospective, en projet pour l’avenir. Un coup de maître.
- Commissaire de l’exposition : Gilbert Perlein, conservateur en chef, avec l’artiste - Nombre d’œuvres : plus de 80 - Vente chez Christie’s Paris le 27 octobre 2006 Les Raynaud de Raynaud, jusqu’au 10 septembre, Mamac, Promenade des arts, 06000 Nice, tél. 04 97 13 42 01, www.mamac-nice.org, tlj sauf lundi 14h-18h. Catalogue, 156 p., 27 euros, ISBN 2-913548-72-5.
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JPR² (l’équation Raynaud)
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Abonnez-vous dès 1 €« De retour chez moi, après le temps passé souvent seul enfermé dans le musée à travailler et à voir les œuvres sereines, calmes dans les salles, je me suis dit qu’elles ne pouvaient revenir chez moi, dans des caisses. La première tentation, c’était celle de la destruction, comme avec la maison, de les faire disparaître. Mais c’est là une violence que je me suis déjà faite. Puis l’idée s’est imposée ensuite qu’en fait, elles devaient vivre, mais hors de moi : je devais les libérer, et pour cela les laisser se confronter au monde, au réel, au marché, mais sans condition, sans restriction. Alors j’ai demandé à Christie’s de se charger de les vendre, mais sans prix de réserve, que la confrontation soit une épreuve de vérité. Qu’elles prennent de la hauteur ou qu’elles retombent, je verrai bien, l’important est de faire ce geste d’ouvrir la cage, de ne pas thésauriser sur mon passé. C’est une expérience, un manifeste : les œuvres devront se défendre, et si cela rate, si l’implacable logique de marché grippe, cela sera lourd de significations et me donnera toutes raisons de me battre encore. C’est un risque : 80 œuvres d’un coup, c’est un geste artistique, un geste libre, et qu’importent les interprétations, les malentendus, que l’on prenne cela pour un coup… Pour moi, c’est un geste comme la construction-destruction de la Maison, de la même importance. »
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°241 du 7 juillet 2006, avec le titre suivant : JPR² (l’équation Raynaud)