Joep van Lieshout - Artiste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2008 - 1489 mots

Depuis vingt ans, l’artiste Joep van Lieshout brouille les frontières entre le beau et le laid, l’art et le design. Portrait d’un utopiste pragmatique.

À voir l’exubérance organique de ses œuvres, ses pénis géants, maison-utérus et autre bar-rectum, on s’attend à rencontrer un être dionysiaque, à mi-chemin entre l’ogre et Bacchus. Or, le Hollandais Joep van Lieshout ressemble plus à un chef d’entreprise, séduisant et autoritaire. Situé dans la zone portuaire de Rotterdam, son Atelier n’est pas plus un collectif qu’un kibboutz, encore moins une communauté hippie. Une société de quinze employés, gérée au cordeau le compose. Cette structure disciplinée et performante, à l’échelle d’un Koons ou d’un Murakami, ne sert pas à fabriquer des gadgets de luxe, mais à faire vaciller les bases. À retourner comme un gant les notions de beauté, d’art ou de design. L’ambivalence de van Lieshout est patente, ne serait-ce qu’à travers ses œuvres, télescopant différents répertoires, hybridant abstraction et imaginaire fantasmatique, mêlant utopie et réalisme. « Pour moi, c’est un mélange de Jérôme Bosch et de Theo Van Doesburg », résume Pascal Pique, directeur pour l’art contemporain aux Abattoirs de Toulouse. Ses œuvres de 1987-1988, associant une caisse de bière et des plaques de béton, symbolisent bien cette dualité. Pour Pierre Bal-Blanc, directeur du Centre d’art contemporain de Brétigny-sur-Orge (Essonne), « cela correspond parfaitement aux systèmes qui suivront, l’association de deux éléments opposés qui viennent contredire ou relativiser le programme ». Programme, car il ne s’agit pas de produire de simples objets, mais de développer un projet artistique et social. « Son utopie, c’est une société libertaire et sa méthode pour y arriver est très pragmatique, remarque Rein Wolfs, ancien conservateur au Musée Boijmans van Beuningen à Rotterdam et  actuel directeur artistique de la Kunsthalle Friedericianum à Cassel (Allemagne). Je crois qu’il voit la vie comme une expérience totale. Son art a l’ambition d’une Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale]. Tout est lié, tout est interdépendant. »

L’excentrique du village
Jeune, Joep van Lieshout passait pour l’excentrique de son village, adepte d’expérimentations improbables, comme de faire fondre le verre. Vers l’âge de douze ans, il commence la peinture – « un surréalisme de collège » –, travaille comme orfèvre avant de rejoindre une école des beaux-arts, où il opte pour la sculpture. « Il pose très tôt les bases de son travail, sur le statement duchampien du ready-made qui valide que tout est possible et la pensée de Machiavel, selon laquelle la fin justifie les moyens, explique le galeriste Laurent Godin (Paris). À partir de là, il explore toutes les portes possibles de l’activité humaine. Il présente les choses les plus invraisemblables ou violentes avec placidité. » Il s’inspire tout autant de Sade et Fourier, en reconsidérant l’organisation de la société à travers la reconnaissance des pulsions humaines, bonnes ou mauvaises. Ainsi, dans ses dessins, un homme peut-il boire une bière, se cuire un œuf tout en s’abandonnant à une fellation. S’agit-il d’une égalisation des activités ? « Tout peut être combiné, explique van Lieshout. Mais, il y a une gradation et j’ai des préférences. J’ai besoin de l’excitation de faire plusieurs choses en même temps. J’ai besoin d’excitation, et de résistance. Ce n’est pas difficile, je trouve toujours des problèmes auxquels m’attaquer. Si on me dit ce que vous faites est fantastique, ça m’ennuie profondément. »
Dès ses premières œuvres minimales, l’artiste brouille le confort visuel. Avec ses excroissances organiques, il pervertit plus qu’il ne sécurise. Quand on lui commande une sculpture pour un parc de repos pour des employés à Nieuw Vennep, que fait-il ? Un lampadaire vert sur lequel des hommes-monades grimpent, en se marchant dessus, métaphore de la lutte féroce en entreprise. Même lorsqu’il s’attaque au sacro-saint domaine du fonctionnel, il parvient à le faire dérailler. Ses lavabos ou toilettes aux couleurs kitsch semblent bon marché, rugueux, sans vraies finitions. Van Lieshout n’arrondit pas les angles. Au contraire, il cultive les contrastes entre extérieur cru, standardisé et intérieur intime comme dans l’Edutainer. « Il se met au service de tout, sans échelle de préférence ni tabous, observe le critique d’art Frank Perrin. C’est un syncrétisme particulier entre Ian Hamilton Finlay et le Bauhaus. C’est d’abord un artiste, qui est autonomiste à l’extrême, donc ne peut pas s’indexer uniquement sur le monde de l’art. » Autonomiste au point aussi de s’être transformé en boucher en 1996 à la Galerie Roger Pailhas, à Paris, pour produire ses propres conserves de viande. Il pousse la souveraineté encore plus loin en 2001, avec le projet d’AVL-Ville à Rotterdam, un État libre sans lois ni règles qui ferme toutefois au bout d’un an. « Cela traitait de liberté, d’absence de morale. Je proposais à mes employés de construire leurs maisons. Je me sentais responsable d’eux, comme au XIXe siècle où les usines créaient des villages pour leurs ouvriers », raconte-t-il.
Ce besoin d’indépendance, qui le pousse à monter une société dès l’école, l’amène à créer en 1995 l’Atelier Van Lieshout. « Aux Pays-Bas, ça prend trente minutes pour fonder une société. Et en plus, Joep van Lieshout, c’est imprononçable pour les gens, ironise-t-il. Alors que quand vous dites Atelier, là ils ont l’impression de se raccrocher à quelque chose. Au début aussi, je faisais des choses minimales, dans un effacement de l’artiste qui dirait “je suis une société qui produit des objets”. Aujourd’hui, je préférerais Joep van Lieshout, car l’art a affaire avec une offre limitée. C’est plus difficile de faire payer les gens à des prix plus élevés lorsque vous dites « usine » Van Lieshout. » Produisant en circuit fermé dans son atelier, il refuse toute délocalisation ou globalisation. Pour Frank Perrin, « son entreprise est un bastion productif, mais anarchiste. Il ne va pas s’enquiquiner des inutilités du monde de l’art, dire oui à des projets foireux. » Sa société lui permet un dialogue sans affect, voire de supériorité avec les galeries. « Il est direct, professionnel, il rentre dans le vif du sujet, le projet, le budget », explique Hilde Teerlinck, directrice du Fonds régional d’art contemporain Nord-Pas-de-Calais. Cette autonomie a toutefois failli tanguer voilà cinq ans lorsque sa société a eu des problèmes financiers. « Il a misé sur un système pas fiable, car l’institution met du temps à payer. Et il a conservé une rigueur au prix d’un sacrifice important », remarque Pierre Bal-Blanc.
Lieshout n’est pas non plus à l’abri d’une censure, comme cela fut le cas en 1998, à Rabastens (Tarn), lors de son exposition « Le Bon, la Brute et le Truand ». Alors que la ville avait accepté un projet audacieux, composé notamment de l’atelier des drogues et de l’atelier des armes, la situation se retourne, au fil de la montée de sève de l’équipe de l’artiste, et de l’échauffement des édiles. Si son travail dérange, l’artiste ne cherche pourtant pas la provocation gratuite. « Sa première réaction à Rabastens, c’était d’essayer de comprendre, discuter sans rajouter une couche de violence sur la violence », rappelle Pascal Pique. Lors de l’exposition « Sportopia », au Rectangle à Lyon, en 2002, ses dessins pornographiques créent une polémique. Il finit par en masquer les sexes avec des pastilles. « C’était une façon de ne pas chercher le conflit, de ne pas nier la plainte, mais de la rendre visible », rappelle Laurent Godin, alors directeur du centre d’art.

Changer le monde
Ce programme dérangeant que Lieshout développe depuis plus de vingt ans, est-il utopique ? L’intéressé n’aime guère ce mot, qu’il a balayé à l’ouverture d’AVL-Ville. « Après sept ans, je peux dire que c’était utopique, avoue-t-il. Mais je pensais qu’il était faisable, parce que j’ai de l’énergie. Je pense pouvoir changer le monde et que le monde peut me changer. J’ai d’abord cru qu’AVL-Ville était un but, mais en fait c’était un moyen, une grande œuvre à l’échelle réelle. Je le referais si j’avais de l’argent et des gens qui soutiennent réellement le projet. » Est-ce la frustration de cet échec ou l’évolution du monde qui le fait glisser vers le versant sombre de l’utopie avec le projet La Cité des esclaves, développé depuis deux ans et demi ? Après le romantisme d’AVL-Ville, voici le cynisme d’un camp de concentration écologique, où les employés sont supposés travailler quatorze heures par jour pour donner une rentabilité de 7,8 milliards d’euros par an ! « C’est la métaphore de notre monde, affirme-t-il. Vous pouvez projeter beaucoup de choses dessus. Je donne un avertissement. Si vous voulez que tout soit aussi bon marché que possible, aussi organisé que possible, cela peut conduire à La Cité des esclaves. » Un projet noir, dont on verra une déclinaison en mai à la Galerie Jousse Entreprise, à Paris.

Joep van Lieshout en dates

1973 Naissance à Ravenstein (Pays-Bas)
1995 Création de l’Atelier Van Lieshout à Rotterdam
2001 Création d’AVL-Ville à Rotterdam
2005 Début du projet SlaveCity
2008 Exposition au Museum Folkwang à Essen (25 avril-6 juillet) à la Galerie Jousse Entreprise, à Paris (24 mai-31 juillet)

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°278 du 28 mars 2008, avec le titre suivant : Joep van Lieshout - Artiste

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