Numérique

Jeu vidéo la règle du "je"

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 23 mai 2017 - 1574 mots

À l’heure où les artistes investissent ce nouveau champ de création, la question de savoir si le jeu vidéo est un art ne se pose plus.

Puisque la question revient, inlassablement, autant la formuler d’emblée : le jeu vidéo est-il le 10e art ? Un mauvais esprit rétorquerait que la foule présente depuis quelques semaines à l’Espace Electra, où se tient l’exposition « Game, le jeu vidéo à travers le temps », incline à répondre par la négative. L’événement bruit d’une excitation inhabituelle et agrège un public divers, souvent jeune, voire très jeune, qu’on imagine indifférent aux querelles des spécialistes. Pour les visiteurs venus se frotter à cette histoire déjà quadragénaire du jeu vidéo, la sempiternelle question de savoir s’il s’agit ou non d’une forme artistique légitime ne semble pas vraiment se poser. Ici, on patiente devant les bornes d’arcade et les casques de VR (réalité virtuelle) promettant un survol de Paris, on déambule de vidéos « Let’s Play » diffusées sur YouTube en vitrines saturées de Skylanders et, surtout, on joue dans une ambiance de kermesse populaire. « Le jeu vidéo est né comme une attraction foraine, prévient Jean Zeid, journaliste et commissaire de l’exposition, au seuil de la visite. À une époque où les chercheurs ne savaient pas comment expliquer la révolution informatique, il a été un moyen de la rendre perceptible. D’une manière générale, il est un formidable ambassadeur des technologies. »
 

Comme au cinéma ?

De « Game Story » au Grand Palais en 2011 à « Game, le jeu vidéo à travers le temps », la succession des expositions sur le sujet suffit pourtant à signaler un phénomène en voie de légitimation. Tout comme l’émergence progressive d’une critique et de game studies, ou celle de pratiques artistiques inspirées des formes et protocoles vidéoludiques. Même s’il reste pour une large majorité de Français un divertissement – seuls 7 % d’entre eux le considèrent comme un objet culturel, selon une étude réalisée en 2016 par le ministère de la Culture –, même s’il est encore jugé vulgaire, futile, mercantile, violent, corrupteur, le jeu vidéo est en passe d’acquérir ses lettres de noblesse. En somme, la question n’est déjà plus de savoir si le jeu vidéo est un art, mais quelle en est la singularité.

Là encore, rien n’est tranché. Faute de recul, chacun est tenté de définir le phénomène à l’aune d’autres médiums artistiques. Logiquement, la référence qui s’impose d’emblée est le cinéma, avec qui le jeu vidéo entretient d’évidentes affinités. L’un comme l’autre ont partie liée à la technologie, à l’écran, à l’industrie du divertissement, à la création collective, au réalisme et à la narration. Ils partagent aussi une grammaire du mouvement qui va du plan-séquence au travelling, et nourrit d’ailleurs des formes intermédiaires comme les cinématiques et les machinimas, séquences du jeu sans interactivité pour les premiers ou détournées et montées comme un film pour les secondes. Pour Mathieu Triclot, auteur de Philosophie des jeux vidéo aux éditions Zone, cinéma et jeu vidéo sont deux formes distinctes, mais proches, de « discours en images ». Leur différence tient au fait que le jeu vidéo est interactif et simulé, quand le cinéma suppose un spectateur passif et se fonde sur une saisie du réel. Le jeu vidéo serait ainsi, selon le philosophe, une « hallu-simulation »…
 

Comme une exposition ?

Rompu à la créolisation des cultures populaires et savantes, Nicolas Buffe place quant à lui le phénomène dans le prolongement de la littérature et des arts de la scène. Après en avoir fait le point de départ d’une exposition au Hara Museum à Tokyo en 2014 et d’une collaboration avec Pierre Hermé, l’artiste français développe une adaptation vidéoludique du Songe de Poliphile, ovni littéraire écrit à la Renaissance narrant le parcours initiatique d’un jeune homme parti en rêve à la recherche de sa bien-aimée. Super Polifilo est un jeu de plateforme d’aventure dans la continuité de Super Mario ou de Castlevania. Il reprend la structure narrative de son modèle littéraire et l’univers ornemental cher à l’artiste, mais intègre aussi des éléments propres à la culture vidéoludique : « Le jeu a ses contraintes propres d’interactivité et de maniabilité, explique Nicolas Buffe, mais j’y trouve des points communs avec la préparation d’une exposition ou d’un opéra, notamment sur la question du tempo, de l’espace, de la conception des décors. »

Enfin, le jeu vidéo se compare volontiers à certaines démarches menées dans le champ des arts plastiques. En leur temps, les surréalistes, les situationnistes ou Fluxus ont aussi fait de l’expérience ludique le point de départ d’un dépassement des credo esthétiques et relations traditionnelles entre artistes et public. Nombre de game artists citent aussi les arts numériques comme une source d’inspiration décisive, à la fois parce qu’ils mobilisent les technologies et font de l’interactivité et de la simulation le cœur de leur démarche.
 

Vers un jeu vidéo d’auteur ?

Ces comparaisons donnent du jeu vidéo l’image d’un art total qui contiendrait tous les autres, au risque d’en brouiller la singularité et d’accroître la confusion liée à la diversité de ses formes et de ses usages. Qu’Ico soit un objet artistique ne fait aucun doute ; Super Mario, passe encore. Mais que dire de Candy Crush ? Des serious games (jeux éducatifs) déployés dans les domaines de l’éducation, de la santé ou du coaching ? Et de l’e-sport, qui remplit des stades entiers sur la promesse d’un affrontement live entre joueurs particulièrement agiles ? « Entre les jeux hyperréalistes et très travaillés en termes de gameplay, les ovnis contemplatifs et les “non-jeux”, la palette est immense », résume Isabelle Arvers, commissaire d’exposition et artiste versée dans la création de machinimas, dont le plus récent offre une plongée dans la « jungle » de Calais.

Dans ces conditions, beaucoup font du modèle économique vidéoludique une ligne de partage entre divertissement et démarche artistique. D’un côté, les « triple A », mastodontes taillés sur mesure par l’industrie (Ubisoft, Nintendo, etc.) ; de l’autre, les productions indépendantes portées depuis quelques années par la diffusion de moteurs de jeux comme Unity ou Unreal Engine, et qui pourraient marquer l’émergence d’une « politique des auteurs » partiellement affranchie des contraintes commerciales. « Le jeu vidéo est poussé par un secteur indépendant naissant, où certains créent seuls et abordent des questions esthétiques, politiques ou intimes, résume Jean Zeid. Leur force d’imagination pousse les industriels à innover. » Nous serions en quelque sorte en train de vivre une nouvelle vague, soutenue par l’accessibilité des technologies. Des jeux comme Papers Please (2013) de Lucas Pope, où le joueur incarne un douanier et doit décider qui peut ou non entrer sur le territoire, et Dys4ia (2011) d’Anna Entropy, qui relate une thérapie hormonale de changement de genre, en sont deux exemples.

Dans une veine plus intimiste, Florian Veltman, ancien étudiant aux Beaux-Arts de Strasbourg et aujourd’hui game designer pour le studio indépendant ustwo, est l’auteur de plusieurs jeux n’ayant pas grand-chose en commun avec les standards techniques et esthétiques des « triple A ». Parmi eux, Lieve Oma, invitation poétique à une promenade en forêt entre un enfant et sa grand-mère : « J’ai réalisé le jeu seul en six mois avec Unity, explique-t-il. J’avais envie de créer quelque chose de personnel, de proposer une expérience réconfortante. » Ici, rien d’haletant, de frénétique. Le rythme auquel progresse l’enfant, la beauté du décor automnal… : tout indique que le but du jeu est au contraire de ralentir. « De même qu’en peinture l’invention de la photographie a ouvert la voie à l’abstraction, Unity propose d’autres types d’esthétiques, moins attachées à l’hyperréalisme, explique Isabelle Arvers. Cela a aussi permis l’émergence de jeux moins liés à leur jouabilité et dont on cherche parfois le but. »
 

Faites vos jeux !

Redoublant l’opposition entre industrie et secteur indépendant, le critère de la « jouabilité » ou gameplay pourrait ainsi tracer une ligne de partage entre simples divertissements et démarches artistiques. « Dans l’industrie, on travaille avec des outils simples pour maintenir l’intérêt du joueur : la frustration et la récompense, explique l’artiste Tatiana Vilela. C’est ce qui distingue les jeux “triple A” de démarches plus personnelles, où il s’agit plutôt de faire ressentir ou partager des perceptions. » Les jeux créés par la jeune femme sont emblématiques de cette manière d’aborder la « jouabilité » comme levier esthétique et expérientiel plutôt que comme accroche commerciale. De Lacci à Dead Pixel, ses œuvres se donnent pour autant de « partages de fantasmes », le plus généralement fondés sur un déplacement vers l’espace physique de l’exposition.

Présenté en mai dernier au Cube à l’occasion d’une résidence, l’installation immersive (In)Tact propose ainsi « une expérience de transe » au cours de laquelle le visiteur, plongé dans l’obscurité et guidé dans ses gestes par deux danseurs, est invité à « stimuler le ciel », à en changer la forme et les couleurs. Ici, le système formel au fondement de tout jeu sert le contact des corps et l’émerveillement, et d’autant plus sûrement que l’artiste rompt le face-à-face entre le joueur et l’écran.

Est-ce à dire que le jeu vidéo devient art à condition de cesser d’être un jeu ? Pour Isabelle Arvers, il s’agit plutôt d’en aborder les règles autrement : « Dans les jeux classiques, on est tout le temps limité à ce qu’ont prévu les développeurs », explique-t-elle. D’où l’intérêt des artistes pour les machinimas ou le modding, une modification du code informatique qui offre de transformer les paramètres ou l’apparence du jeu. Chacun à sa façon, ces usages détournés signent la réappropriation par le joueur de l’univers vidéoludique. Ils prolongent en cela le projet de l’art contemporain, à savoir changer les règles du jeu en règles du « je »…

 

 

« Game, le jeu vidéo à travers le temps »,
jusqu’au 27 août 2017. Espace Fondation EDF, 6, rue Récamier, Paris-7e. Entrée libre du mardi au dimanche de 12 h à 19 h. fondation.edf.com
« (In)tact / Tatiana Vilela Dos Santos – Jean-Marc Matos »,
terminée le 27 mai 2017. Le Cube, Centre de création numérique, 20, cours Saint-Vincent, Issy-les-Moulineaux (92). lecube.com

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°702 du 1 juin 2017, avec le titre suivant : Jeu vidéo la règle du "je"

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