Pilier du commerce international d’art moderne, le Genevois Jan Krugier est connu
pour son regard atypique et son caractère théâtral. Parcours d’un homme en quête d’auditoire.
Lorsqu’on interroge Jan Krugier, il faut préparer son personnage, tout comme le marchand d’art moderne a affiné le sien. Pour peu que l’on joue à l’ingénue, il se mue en séducteur paternaliste. « C’est un homme pulsionnel qui agit dans le désir. Il est patriarche dans ses rapports avec les autres, et il faut lui laisser ce rôle », remarque un proche. Difficile de savoir sur quel pied danser, tant Jan Krugier souffle le chaud et le froid, se montre tantôt avenant, tantôt colérique. « C’est quelqu’un d’outrancier, qui adore se mettre au premier rang et faire des scandales. Il a la verve des Slaves », observe la collectionneuse suisse Monique Barbier-Mueller. Tout en méprisant l’art-spectacle, le marchand défend son regard atypique de façon théâtrale. « Quand il met le moteur sur une œuvre, la personne qu’il doit convaincre, ce n’est pas l’interlocuteur immédiat mais l’auditoire, analyse Catherine Thieck, directrice de la Galerie de France (Paris). Il parle de ses désirs comme un incompris. » Et comme tout incompris, il fonctionne sur le mode du reproche...
Né en Pologne dans une famille juive passionnée d’art, il côtoie dès son enfance des Chagall, Bonnard et autres Vlaminck tapissant les murs de la maison de ses parents. Le cocon familial est rompu par la Seconde Guerre mondiale. Son père, officier dans l’armée, est tué par les Ukrainiens, tandis que sa mère et son frère sont gazés au camp de Treblinka. À l’âge de 12 ans, Jan Krugier entre dans la résistance. Arrêté deux ans plus tard, il est envoyé à Auschwitz. L’horreur des camps, le marchand l’évoque avec la pudeur d’un Primo Levi dans Si c’est un homme. Après trois ans d’enfer, il suit la marche de la mort qui conduit les rescapés d’Auschwitz jusqu’au camp de Bergen-Belsen, où les survivants seront libérés par les Alliés.
Élevé par une mère adoptive, Jan Krugier intègre en 1948 l’école des beaux-arts de Zurich, rencontre le sculpteur Alberto Giacometti et, sur ses conseils, migre pour Paris. À l’atelier de la cité Falguière, il développe une peinture « entre Rothko et Jawlensky, mais très épurée, très abstraite ». Il restera dans la capitale jusqu’en 1952, avant d’épouser une Genevoise en premières noces. Il s’installe alors dans la ville de Jean-Jacques Rousseau et devient conseiller pour une dizaine de collectionneurs rencontrés par l’intermédiaire de Giacometti. Il leur fait acheter notamment des pièces de Tàpies, Vieira da Silva et Nicolas de Staël. L’artiste « déserteur » ouvre en 1962 sa galerie à Genève. « J’ai commencé avec des ulcères. Giacometti m’a dit : tout ce que tu as vécu devant une toile blanche est un monologue, or tu as besoin d’un dialogue. Il faut ouvrir la boîte de Pandore », rappelle-t-il. Jan Krugier cultive pourtant plus volontiers le monologue que le dialogue ! Après une exposition de Bram Van Velde, il présente en 1963 une centaine de pièces de Giacometti. Les marchands étrangers commencent à se pourvoir chez lui : le galeriste américain Sidney Janis lui achète ainsi les trois quarts de l’exposition Giacometti. Avec « Bonjour Monsieur Courbet », en 1965, il initie les expositions thématiques, alors inhabituelles dans le monde marchand. Deux ans plus tard, après avoir fermé l’antenne qu’il possédait à Paris, il inaugure une galerie à New York en association avec le fils de Pierre Loeb, Albert. Si la galerie américaine vit toujours sa vie, le tandem, en revanche, ne fait pas long feu. Jan Krugier aura d’ailleurs multiplié les partenariats sans qu’aucun ne fonctionne, à l’exception de celui qu’il a noué depuis 1989 avec François Dietesheim, personnalité qui lui semble pourtant totalement opposée. Le négoce se défie d’ailleurs de tout compte à demi avec lui. « On ne sait jamais à combien il a vendu », remarque un confrère.
En devenant le représentant exclusif de Marina Picasso, ses activités prennent de la vitesse. Après la mort, en 1973, de Pablo Picasso, une ancienne maîtresse de l’artiste, Marie-Thérèse Walter, lui demande d’aider Marina et Pablito, petits-enfants oubliés du maître catalan. Pablito ayant fait une tentative de suicide, Jan Krugier obtient du frère de sa seconde épouse, Michel Poniatowski, alors ministre français de l’Intérieur, d’affréter un avion pour conduire le jeune homme à l’hôpital. Un geste qui conduit Marina à le désigner, trois ans plus tard, comme son représentant exclusif. Venant juste après la pioche de l’État français, le marchand choisira pour elle dans la succession du Minotaure un ensemble représentatif de sa carrière. « Il a su sélectionner un certain nombre d’œuvres clés, tournantes. Il n’y a pas de trous dans la collection de Marina », remarque l’historien de l’art Pierre Daix.
Collection de dessins
L’œil de Jan Krugier se nourrit de correspondances. « Prenez un vase de Picasso et mettez-le à côté d’un vase mycénien ou d’une pièce précolombienne, le temps est aboli », indique-t-il. Il fait preuve d’une certaine imagination presque créative, fonctionne par fulgurances avec un côté « étonnez-moi ! » « Il répète avec l’œuvre le couple que formaient Montaigne et La Boétie. C’est parce que c’était lui, parce que c’était moi. Il sent que certaines œuvres ont été faites pour lui », observe Catherine Thieck. Le courtier Marc Blondeau remarque qu’il « regarde les œuvres comme un peintre. Il sort de la pièce de référence en tant que tel, cherche l’œuvre atypique, hors norme ». Tout ce qui est hors norme n’est pas toutefois chef-d’œuvre, hormis le fait que Jan Krugier l’ait décrété de façon péremptoire ! En ne remettant pas son regard en question, il interdit tout débat. Ainsi balaie-t-il les critiques sur la Bohémienne de Gustave Courbet, exposée à la Biennale des antiquaires de Paris en 2004. Pourtant, aux dires de certains spécialistes, cette œuvre aurait perdu le parfum de la toile d’origine, en accusant près de 30 % de manques. Les goûts de Jan Krugier en matière d’art contemporain sont plus conformistes que son regard sur l’art moderne. On s’étonne même de son penchant pour Jean-Michel Basquiat ou Miquel Barceló, pour lequel il avoue qu’« il faut bien choisir les pièces ». « À une époque, il a surpris par ses contrastes entre l’ancien et l’après-guerre, mais il est tombé dans son propre système. C’est devenu caricatural », regrette un professionnel. Le marchand parisien Luc Bellier objecte toutefois que « quand il n’y aura plus de gens comme Krugier, ce sera alors un métier de financier ».
Étrillant ses employés et sa famille, égratignant parfois ses confrères, Jan Krugier est aussi réputé pour malmener les collectionneurs. « J’ai vendu aux nouveaux riches, mais je leur expliquais qu’acheter de temps à autre et créer une collection n’était pas la même chose, insiste-t-il. Dans une collection, il y a des liaisons, une chaîne. » Une chaîne qu’il essaie de reconstituer dans sa propre collection de dessins anciens, initiée avec sa seconde épouse, Marie-Anne Poniatowski, elle-même peintre. Dessins plus que peintures, « car on ne peut pas manipuler un dessin, le vernir, le revernir ». Débutée avec l’achat en 1971 d’un dessin de Georges Seurat pour 12 000 dollars, sa collection s’arc-boute entre le Pontormo et Picasso. Exposée en 1999 au Kupferstichkabinett de Berlin, celle-ci s’affiche dans la foulée au Musée Peggy-Guggenheim à Venise, puis au Musée Jacquemart-André à Paris en 2002 (lire le JdA no 144, 8 mars 2002). Le couple est en passe de créer sa propre fondation à Amsterdam, laquelle fonctionnera, non comme lieu d’exposition, mais comme un organe de prêt aux musées. Bien que Jan Krugier affirme n’avoir jamais vendu ses propres dessins, une œuvre au moins a rejoint le stock de sa galerie. Il s’agit du Portrait de la comtesse d’Haussonville d’Ingres, acheté en vente publique et visible dans le catalogue de sa collection lors d’une exposition à Madrid. On l’a revu ensuite sur son stand à la Biennale des antiquaires en 2002, puis en septembre au salon des antiquaires de Moscou. Si les dessins de la fin du XIXe et du XXe siècle sont souvent de grande qualité, les spécialistes se montrent réservés sur les feuilles anciennes. « Il y a dans la collection des grands noms, mais pas des grandes choses, remarque un grand marchand londonien. Il y a parfois un compromis sur l’état de conservation. Il lui arrive d’acheter de vraies ruines. » Des remarques qui laissent l’intéressé de marbre. Car Jan Krugier a toujours raison !
1928 Naissance à Radom (Pologne). 1962 Ouverture de la première galerie à Genève. 1967 Ouverture de sa galerie à New York. 1976 Devient représentant exclusif de Marina Picasso. 1989 Association avec François Dietesheim. 1999 Exposition de sa collection au Kupferstichkabinett (Berlin) puis au Musée Peggy-Guggenheim (Venise). 2002 Exposition de sa collection au Musée Jacquemart-André (Paris). 2005 Exposition de sa collection à l’Albertina Museum (Vienne).
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Jan Krugier
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°222 du 7 octobre 2005, avec le titre suivant : Jan Krugier