Figure singulière du Nouveau Réalisme, Jacques Villeglé a suivi avec persévérance la voie des affiches décollées. Itinéraire d’un promeneur sans dérive.
Entre le verbe et la plume, les décrochages sont fréquents. Dans le cas de l’artiste Jacques Mahé de La Villeglé, l’écart est saisissant. Cet homme au regard de titi malicieux, mais à la verve discrète, cache un théoricien brillant. Amateur d’anecdotes dans ses propos, il infuse son érudition dans ses écrits. « Quand on n’a pas lu les textes de Villeglé, on est passé à côté de quelque chose », soutient la critique d’art Catherine Francblin. À la mise en sourdine volontaire de l’artiste, se greffe une pratique que d’aucuns jugeraient monocorde, voire facile : le décollage d’affiches. Si le geste est répétitif, les œuvres ne le sont pas. En vraie « comédie urbaine », elles offrent une lecture de l’histoire de ces cinquante dernières années. « J’estime avoir ramené la peinture d’histoire dans l’histoire de l’art », observe l’intéressé. Car l’affiche lacérée n’est pas un coup ou une curiosité, mais une pratique au long cours. « Villeglé est un continent, comme Matisse était un continent », insiste le critique d’art Marc Dachy.
D’origine bretonne, Villeglé s’engage dans des études d’architecture sans jamais prétendre en faire son métier. « L’architecte doit travailler avec beaucoup de monde, être sociable, égrène-t-il. Les gens vous ennuient et il faut les écouter. Je suis sourd, c’est fatigant d’écouter ! » De 1957 à 1985, il cumule une double activité, artiste et inspecteur à l’architecture à la préfecture de Paris. « L’architecture, c’était les moyens d’avoir ma liberté. Sur les chantiers, on ne sait pas où vous êtes, rappelle Villeglé. J’étais capable de faire en deux heures ce qu’un fonctionnaire faisait en huit. Je l’ai fait, car je savais que personne ne voudrait de mon art ! » Nomade dans son travail alimentaire, on ne s’étonne guère qu’il ait été promeneur dans son activité artistique. En 1947, il réalise sa première œuvre, un fil de fer trouvé à Saint-Malo et lié à un autre, collecté plus tard. Viendront ensuite les affiches décollées avec son complice Raymond Hains, rencontré aux Beaux-Arts de Rennes. « Dès le départ, j’ai compris que je n’aurai rien à faire. Il y a évolution dans l’art quand il y a économie : économie de travail, d’angoisse créatrice, de moyens. Tout le monde travaillait pour moi, et je n’avais qu’à ramasser, explique-t-il. Mauriac disait qu’il écrivait en état de somnambulisme. Quand on prend une affiche, c’est pareil. On revient dans l’atelier et l’on se dit qu’on a eu raison, ou non. »
« Sur le même plan que Pollock »
S’il se détache du métier traditionnel, du fait main et de la virtuosité, l’artiste reprend ses droits dans le recadrage de l’image. Un terme photographique qui masque une sensation d’ordre pourtant pictural. « L’originalité de Hains et de Villeglé était de faire des grandes peintures abstraites sans toucher à un pinceau, commente l’artiste Daniel Buren. Ils ont été beaucoup plus à l’avant-garde d’une époque que ceux qu’on qualifiait d’avant-garde. Je les mets sur le même plan que Jackson Pollock. » À l’action painting de l’un répond l’« inaction painting » des autres !
Lieu de contestation de tous les pouvoirs, l’affiche lacérée taquine en Villeglé une fibre anar « apathique ». Les déchirures démembrent le langage, neutralisent tout discours politique ou publicitaire sans que l’artiste ait à prendre position. Celui-ci invoque d’ailleurs en 1959 la figure du « Lacéré anonyme », personnage restituant « à la masse des lacérateurs clandestins le génie que le mécanisme du commerce artistique concentre sur les seuls artistes ravisseurs, voyeurs et collectionneurs ». N’en déplaise à Villeglé, les affiches n’auraient pu intégrer musées et collections privées sans la signature des artistes ! Adoubé Nouveau Réaliste en 1960, Villeglé sera l’élément le moins tapageur du mouvement. Pourtant, le manifeste du Nouveau Réalisme, formulé par le critique d’art Pierre Restany, emprunte largement au texte Des Réalités collectives, rédigé en 1958 par Villeglé. « Restany a un peu essayé de me démolir toute sa vie, assure l’artiste. Il n’a cité les Réalités collectives qu’une seule fois, en note. Il a voulu me démolir par tactique. Avec Mimmo Rotella, il avait la culture de la boîte de nuit, la culture méditerranéenne. Hains et moi étions bretons. »
Plus que les autres affichistes, Villeglé s’intéresse aux mots, d’où son compagnonnage un temps avec les lettristes. « Villeglé vient des Mots en liberté de Marinetti et des calligrammes d’Apollinaire. Hains relève, lui, des courts-circuits de l’image », analyse Catherine Francblin. Cette différence transparaît dans Ach Alma Manetro (1949), première œuvre commune de Hains et Villeglé. « La moitié de Hains est picturale, celle de Jacques est plus brouillée, illisible », précise le galeriste Georges-Philippe Vallois. Ce chaos linguistique se prolonge dans l’Alphabet sociopolitique que Villeglé élabore depuis cinq ans, après avoir abandonné les affiches.
« Je ne suis pas un rêveur »
« N’arrive-t-il pas que deux plantes aux racines fort distinctes confondent parfois leurs feuillages ? », s’interrogeait Francis Ponge dans Méthodes (1). La question se pose pour Villeglé, lequel aura pâti du jumelage fréquent avec Hains. Un couplage conduisant jusqu’à la méprise. « Hains était considéré comme le chef de file des affichistes, Villeglé comme le chevalier servant », estime le marchand parisien Mathias Fels. Les deux compères n’ont cependant que très peu travaillé ensemble, sur quelques affiches et un film d’animation, Pénélope (1950-1954). « J’ai arrêté de travailler avec Raymond à l’âge de 27 ans. J’ai compris que, soit je le tuais, soit je me tuais, ironise Villeglé. Quand je lui ai parlé des Réalités collectives, il a ratiociné. Raymond était messianique, pensant que Jésus était important, car il n’a pas écrit. J’estime que je suis un homme, je me fiche qu’on voie mes limites. » Chacun s’est défini son territoire, le flux digressif pour l’un, l’écriture confidentielle pour l’autre, avec l’humour pour liant. La plaisanterie, « chez Raymond, passait par une formule, une sentence historique, rappelle Marc Dachy. Jacques a une culture vaste, mais plus globale. Raymond avait une lecture ludique, et utile pour son œuvre ».
Tous deux ont pratiqué la flânerie, mais, au papillonnage de Hains, Villeglé oppose un parcours intransigeant. Si l’un laisse un personnage, l’autre s’attache à construire une œuvre. « Je rêve d’une grande œuvre. Je ne suis pas un rêveur, pour qui tout part en fumée et devient informe », martelait Villeglé en 2003 dans un entretien accordé à Hans Ulrich Obrist et Robert Fleck (2). Que serait en revanche aujourd’hui une exposition de Hains sans ses commentaires pour l’habiter ?
« Maître à penser »
Villeglé fut le seul artiste vivant français présent dans l’accrochage inaugural des collections du nouveau Museum of Modern Art à New York, en 2004. Son travail n’est pourtant connu en France que par bribes, faute de rétrospectives. Le Musée d’art contemporain de Lyon a été parmi les rares institutions d’envergure nationale à lui consacrer, en 2003, une exposition. « On a souvent de la peine à reconnaître nos artistes en France, déplore Thierry Raspail, son directeur. Notre regard très formaté sur l’actualité et l’histoire de l’art ne s’intéresse qu’à l’artiste émergent. Si on a raté un créateur à un moment donné, on ne le montre pas. » On l’achète aussi difficilement. C’est en 1971 seulement qu’une de ses œuvres rejoint une collection publique hexagonale, soit sept ans après son premier achat par un musée allemand ! L’artiste opte pour l’ironie plutôt que l’aigreur lorsqu’il rappelle l’accueil précoce et chaleureux que lui ont réservé l’Allemagne et les États-Unis. « La politique culturelle française est une faillite totale, observe-t-il avec détachement. Si on ne fait pas le vestibule, on ne s’intéresse pas à vous. Or, les gens auraient aimé que je sois pauvre et quémandeur ! » Ou médiatique et polémique…
S’il n’est pas la mascotte des jeunes créateurs, Villeglé n’a pas laissé indifférents les artistes de la rue. « J’ai commencé à collectionner Villeglé à partir des œuvres de Jérôme Mesnager, Miss-Tic ou Némo, qui l’évoquaient comme un maître à penser », souligne le collectionneur Thierry Frogier. L’artiste reste d’ailleurs alerte et attentif comme le montrent ses dernières affiches de concerts de rock ou ses graphies politiques. Plus que le survivant d’une époque, dont les figures s’effacent inexorablement, plus qu’un héros ou un monument, Villeglé est un artiste vivant. Il est temps de s’en souvenir.
(1) 1960, Gallimard.
(2) voir cat. Jacques Villeglé, « Sans lettre, sans figure ». Affiches lacérées 1951-1968, Galerie G.-Ph. et N. Vallois, Paris.
1926 Naissance à Quimper (Finistère). 1949 Installation à Paris. Réalise Ach Alma Manetro avec Raymond Hains. 1957 Exposition à la Galerie Colette Allendy, Paris. 1958 Écrit Des Réalités collectives. 1960 Participe à la création Nouveau Réalisme. 1971 « Villeglé, rétrospective 1949-1971 », Moderna Museet, Stockholm. 1999 Exposition « Mots », Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris. 2003 « Jacques Villeglé. Héraldique de la subversion », Musée d’art contemporain de Lyon. 2006 Exposition monographique au Quartier, Quimper (1er juillet-1er octobre).
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Jacques Villeglé - Artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°231 du 17 février 2006, avec le titre suivant : Jacques Villeglé